27.2.09

Passage à vide, passant de vie

Je me sens étrangement bien. Comme le calme avant la...

Et je marche sur le bord d'une falaise qui surplombe l'océan de mes peurs. Je marche lentement, le sourire aux lèvres, ce sourire que je n'aime pas car il me donne l'air un peu con, et je n'aime pas trop avoir l'air con quand ce n'est pas volontaire. J'entends des cris qui viennent d'en bas, qui flottent sur les flots asymétriques. Beau comme le cri d'une naïade empoisonnée, agonisant sur un récif entre un parapluie et un laptop brisé. Beau comme un trisomique qui crève les yeux d'une petite fille sourde qu'on a clouée sur une clôture d'hôpital psychiatrique désaffecté. Beau comme une toux ensanglantée dans un film de Baz Luhrmann qui prend feu dans le local de projection et qui embrase les chevelures des spectateurs aux applaudissements de journalistes français à Cannes durant le festival même si je n'ai pas payé mon billet d'entrée. Beau comme l'océan, vieil océan, qui se jette dans le fleuve pour remonter jusqu'aux Grands Lacs et inonder Laval en passant.

J'ai envie de sauter dans l'océan. Les vagues m'emporteront vers des rivages inconnus, aux tracés mouvants comme les flammes dans les yeux de l'Achigan. Et je monterai l'océan à crue, à marée haute, sans équivoque. Réinventerai des pays qui disparaissent dans les brumes, des époques qui ont connu des monstruosités exotiques, intimes. Qu'il m'amène loin, et qu'il me montre avec délice ou arrogances ses mystères antédiluviens, loin dans les abysses qu'Alyss tisse comme une moderne Pénélope, entre un requin lubrique et une déesse titanesque, fille du Chaos et de Gê, plus forte que Poséidon le dieu aux chevaux piaffants. Qu'il m'amène là où les mots barbares sont inscrits sur des pierres brillantes qui chantent au matin, comme s'il n'eut fallu que de pluie et d'arc-en-ciel bifide pour qu'ils éclatassent en mille et mille et dix mille éclats de silex aux formes d'instruments de musique anciens, pour aller se perdre à jamais en une dernière musique dans les fosses abyssales qui ne peuvent être aussi inhospitalières que ce monde aux lignes trop saillantes, aux angles trop crus, aux lumières trop stellaires, aux baisers qui nous rendent vulnérables comme un stratège grec réfugié chez le Roi des rois achéménide, - Thémistocle je pense à toi et je te rends hommage en sacrifiant des chèvres sacrées sur l'autel en ruine, celui bâti par Melchisédech il y a mille et mille et dix mille ans.

Ô Vieil Océan, aux fumigations mortelles. Ô Vieil Océan qui m'appelle par mon nom secret. Océan de toutes mes craintes et de toutes mes merveilles. Tu es carnassier et tu es chaleureux. Je te salue, Vieil Océan!

Mais tu te retires en me laissant sur la grève famélique où les perles scintillent dans le matin comme une plage telle que nous n'en avons plus vue d'égale depuis dix mille ans. Et je remonte sur la falaise sur le bord de laquelle je sais mon destin surmonté d'une auréole sanglante. Et je ris, avec beaucoup de commisération pour les chercheurs d'ailleurs, pour les voyageurs des frontières et pour les Vérificateurs des poids et des mesures aux binocles tachés de suie. À mes pieds nus dans le pauvre lichens qui chatouille les coeurs trop tôt consumés, les étendues marines se sont égarées dans le rêve de quelqu'un d'autre et je contemple avec satisfaction le vide brumeux qui m'appelle.

Fais un voeu, l'Achigan :

24.2.09

Four Women

Le mois de l'histoire des Noirs se termine et je m'en serais voulu, pour différentes raisons, de ne pas écrire à ce sujet. J'avais surtout envie de parler de quatre femmes afro-américaines qui m'inspirent et que j'aime. (Le choix était déchirant, et je m'en suis tenu à des Afro-Américaines, mais c'est loin d'être les seules qui honorent les femmes noires à travers le monde).




Étant donné que je suis full concept, j'ai calqué ce billet sur la chanson Four Women, de Nina Simone, avec laquelle je suis profondément en amour. Nina Simone est "the High Priestress of the soul" et ce n'est pas pour rien. Elle a une voix qui arrache, une attitude inimitable, un caractère de cochon (pour dire le moins) et un talent qui dépasse l'entendement.



Cette chanson a fait scandale. Même parmi la communauté afro-américaine. Car elle est d'une violence et d'une vérité cruelles, qui la font témoigner pour des générations de femmes noires dominées par l'esclavagisme, le racisme, la ségrégation et le patriarcat.

Nina Simone a milité pour les Civil Rights à l'époque du révérend Martin Luther King, qu'elle connaissait personnellement. Après de nombreuses années de lutte, de chant engagé et de deuil, la grande Nina s'est exilée en France.

J'aime Nina Simone. J'aime son oeuvre. J'aime ce qu'elle représente : la puissance de l'art engagé, sans compromis, sans compromissions.





La deuxième grande dame dont je désire faire l'éloge est une icône encore plus forte de la lutte pour l'égalité des Noirs aux États-Unis. Angela Yvonne Davis, après une enfance marquée par l'horreur du racisme et de la ségrégation, a étudié la philosophie en Europe, auprès des maîtres de l'école de Francfort, Adorno et Marcuse en particulier. Devenue une marxiste et une féministe notoire aux États-Unis, elle fut emprisonnée et accusée de complicité dans un acte meurtrier posé par des militants Black Panthers dont elle était proche. Une immense vague de solidarité mondiale se souleva pour réclamer sa libération : de Sartre à Prévert, en passant par John Lennon et Yoko Ono, qui lui dédièrent une chanson (assez ordinaire, au demeurant), Angela.

Dans l'extrait que je n'arrive pas à placer sur mon blogue mais qui est disponible en cliquant sur les mots que j'écris présentement, Angela Davis répond dans un excellent français aux questions d'un journaliste suisse à propos de son parcours. J'adore!

Elle enseigne encore, en 2009, et son dernier livre, Les Goulags de la démocratie, dénonce encore et toujours le système carcéral états-uniens, où les Noirs sont surreprésentés parmi les quelque deux millions de prisonniers qui le compose.



La troisième femme qui m'inspire, j'en ai parlé dans un billet précédent. C'est Amina Wadud. Je trouve que le texte paru dans Libé en 2005 dit tout, à son sujet :

Amina Wadud : "Nous voulons être des musulmanes modernes"

Amina Wadud, Afro-Américaine convertie dans les années 70, est une des figures majeures du féminisme musulman. Professeure d’études islamiques à l’université du Commonwealth de Virginie, elle avait fait sensation, en mars [2005], en dirigeant la prière du vendredi dans une mosquée new-yorkaise devant une assemblée mixte. Elle y avait appelé à l’égalité hommes-femmes ; plus tôt, au Canada, elle s’était montrée favorable au mariage homosexuel entre musulman(e)s. Son livre (Coran et femme) relit le Coran depuis une perspective féminine. « Je propose un jihad antisexiste parce que le temps est venu pour les musulmanes de revendiquer leurs droits. C’est une tâche titanesque, car c’est un défi aux ultraorthodoxes qui monopolisent l’interprétation des textes. Je vois grandir cette contestation révolutionnaire, même si je mourrai avant que des grands changements se produisent. [...] J’ai entrepris des recherches : en quatorze siècles, il ne s’était pas écrit une ligne sur des interprétations féminines des écritures. Or, dans le Coran, il y a davantage de versets sur la justice sociale liée aux femmes que sur tout autre type de justice. [...] En résumé, nous ne voulons pas être des Occidentales modernes, mais des musulmanes modernes. »

(François MUSSEAU, publié dans Libération, mercredi 2 novembre 2005.)

Ici, elle parle de l'importance pour l'islam d'une lecture spécifiquement féminine des textes sacrés :



Amina Wadud est, peut-on dire, très peu appréciée par les islamistes et les traditionalistes... Et dans le contexte post-11 septembre dans lequel elle s'inscrit, le fait d'être musulmane aux États-Unis représente un combat de tous les instants contre l'intolérance, l'ignorance et l'islamophobie. Son courage m'inspire énormément.




Finalement... bah... c'est sûr que ça crée une certaine rupture avec les trois précédentes, mais je DEVAIS parler d'elle : Pam Grier! Y a-t-il une seule femme aussi funky qu'elle dans la cinématographie des années 70??? Je l'ai découverte, comme tout le monde, dans son grand "come-back" de Jackie Brown, le film de Tarantino qui n'a pas autant plu que Pulp Fiction, mais pour lequel je garde une affection particulière. Elle joue désormais dans des séries policières et surtout dans la série télévisée axée sur l'homosexualité féminine "The L Word".

On peut voir ici la sublime actrice danser au début d'un film de série B, Foxy Brown...




LOVE YA SISTA!!!!

22.2.09

Miscellaneous 5

Je suis le Jacques Languirand de la blogosphère. En plus sexy, et en moins ésotérique.




Relire Une saison en enfer. À voix haute, sur un ton naturel, normal, avec ma propre voix, sans déclamer et sans forcer. Les mots coulent, certains ont mal vieilli, d'autres ne me concernent pas, et l'ensemble prend la forme d'une palinodie. De l'automne initial jusqu'au printemps terminal, on ne sent aucun hiver prendre le sens du titre. Rimbaud aurait vraiment dû venir s'exiler au Québec plutôt qu'en Abyssinie. C'était un génie qui manquait (outre quelques embuscades bourgeoises et certains guet-apens religieux, dont il sait tirer profit jusqu'à la substantifique moelle, jusqu'à en inventer quelques uns, jusqu'à toucher sans concession le vide de sa génération) de résistance. En 1872, dans la Province de Québec, le plaisir infernal d'échouer à être Rimbaud...




Depuis quelques jours, depuis une éternité, je suis en manque criant de sa peau. De son poil. De son sexe. Je visualise chaque moment, chaque geste, chaque caresse, chaque baiser. Un aveu : nul ne m'a aussi souvent contredit en aussi peu de temps... Sur ce que je pense, sur ce que je glisse dans une conversation, sur mes préférences, sur ce que je ne suis pas sûr de croire, sur ce que je sais. Ça fait bizarre. Ça m'empêche de ressentir l'avantage que j'ai (trop) souvent d'emblée sur quelque padawan d'un soir. C'est parfois déstabilisant (même si je tente de le cacher), parfois amusant, et toujours excitant... Ça m'excite de sentir qu'il faut que je sois plus clair, moins fibreux dans mes explications, plus consistant et moins cynique. Et je le désire à ce point de tension que j'en deviens (moment fugace mais troublant) vulnérable dans ma virilité. Comme un boxer qui se rend compte que son jeu de pied n'est pas si rapide et si éblouissant qu'il l'eut cru... Étrangement, ça le rend encore plus désirable, encore plus beau, à mes yeux qui sont déjà à cheval sur les deux mondes...




La chanson qui me rend heureux ces temps-ci... La version de Rufus est une des meilleures à mon avis.







Envie de me coller avec lui pour écouter des films, pour jaser, pour rire, pour profiter de la chance d'être jeune, en santé et bandé.




"L'ennuie n'est plus mon amour. Les rages, les débauches, la folie, dont je sais tous les élans et les désastres, - tout mon fardeau est déposé. Apprécions sans vertige l'étendue de mon innocence.
Je ne serai plus capable de demander le réconfort d'une bastonnade. Je ne me crois pas embarqué pour une noce avec Jésus-Christ pour beau-père.
Je ne suis pas prisonnier de ma raison. J'ai dit : Dieu. Je veux la liberté dans le salut : comment la poursuivre? Les goûts frivoles m'ont quitté. Plus besoin de dévouement ni d'amour divin. Je ne regrette pas le siècle des coeurs sensibles. Chacun a sa raison, mépris et charité : je retiens ma place au sommet de cette angélique échelle de bon sens.
[...] La vie fleurit par le travail, vieille vérité : moi, ma vie n'est pas assez pesante, elle s'envole et flotte loin au-dessus de l'action, ce cher point du monde."
(A. R. Une saison en enfer)




René Char et Saint-John Perse ont en commun d'avoir pour puissance titulaire, pour origine, la face angélique de Rimbaud. L'un en a gardé l'appétit de l'éclair, la nature et les astres comme modèles vivants, l'autre en a hérité la chaleur des couchants, la beauté des orients diffamés, et des alexandrins qui se perdent dans une narration abyssale. Le premier a dit : Tu as bien fait de partir, Arthur Rimbaud! Parce que c'est à ce coût que l'on secoue les gousses du réel pléthorique. Le second a déclamé : Éloges au prince, à sa montée vers les cieux toujours aussi clairs et baroques de la Poésie, ce monde plus beau qu'une peau de bélier peinte en rouge.

Hommage à l'ancêtre, le toujours-jeune aïeul, et à ses diadoques, et à son ultime épigone : moi.




Moi : une soupe de gènes barbares que mes parents n'eurent pas conscience de me léguer, et des sens qui me permettent de m'imbiber de vous.




Vous : chacun, multiplié indéfiniment par les relations qui donnent forme au monde et à sa bassement creuse et sublime matérialité. (Le monde est une cybernétique à la limite de la fantaisie, de l'illusoire. Une mappemonde qui se réinvente à chaque coup de feu.)



Elle est retrouvée!
Quoi? l'éternité.
C'est la mer mêlée
Au soleil.

Mon âme éternelle.
Observe ton voeu
Malgré la nuit seule
Et le jour en feu.

Donc tu te dégages
Des humains suffrages,
Des communs élans!
Tu voles selon...

- Jamais l'espérance.
Pas d'orietur.
Science et patience,
Le supplice est sûr.

Plus de lendemain,
Braises de satin,
Votre ardeur
Est le devoir.

Elle est retrouvée!
- Quoi? - l'Éternité
C'est la mer mêlée
Au soleil.


(A. R. Une saison en enfer)





Ma vie est un film de Bergman. (J'existe dans un univers sans consistance ontologique, quelque part dans les limbes de la nordicité et des fjörds glacés sur lesquels glissent en silence des barques mortuaires de guerriers sans visage, vaincus par des déesses armées d'airain et de lieds mortels.)

21.2.09

Rumi et Shams

Rumi est un des plus grands mystiques musulmans. Son oeuvre est considéré comme un pur chef-d'oeuvre, lui qui est à l'origine de l'ordre des derviches tourneurs. Si vous avez vu le film "Monsieur Ibrahim et les fleurs du Coran" ou lu le livre d'Éric-Emmanuel Schmitt duquel le film est tiré, on voit des derviches tourneurs y danser leur méditation amoureuse. Ils dansent leur amour de Dieu, qui réside dans leur coeur.



Rumi a vécu au 13e siècle. C'était un grand sage, dont la vie fut bouleversée par la rencontre décisive d'un saint vagabond, Shams de Tabriz. Ils vécurent ensemble dans un amour intense, démesuré, total, absolu, au point où un fils de Rumi, exaspéré et jaloux de cette relation extrême, participa à l'assassinat de Shams. La disparition de ce dernier plongea Rumi dans une profonde crise spirituelle, qui l'amena à identifier Shams (dont le nom signifie "soleil") à Dieu lui-même en tant qu'Aimé. Son oeuvre poétique raconte cet amour pour Shams qui est comparé à l'ivresse.


Qu’y puis-je, Hommes liges de Dieu? – Je ne sais rien de moi…
Je ne suis pas chrétien ni juif, pas zoroastrien ni musulman,
Je ne suis pas d’Orient ni d’Occident, pas de la terre ferme ni de la mer,
Pas plus des ramifications de la nature, non plus des sphères célestes,
Pas du sol, pas des eaux, pas des airs, pas du feu.
Je ne suis pas issu du Paradis, ni de ce monde-ci,
Ni de l’existence, ni de l’être.
Je ne suis pas originaire des Indes, ni de Chine, ni de Bulgarie, ni de Saqsin,
Ni du royaume des deux Iraq, ni du pays de Khorasan.
Je ne suis ni de ce monde, ni de l'au-delà,
Ni du paradis, ni de l’enfer.
Je ne suis pas d’Adam, ni d’Ève, ni du jardin d’Éden ni de son gardien l’ange Ridwan.
Mon lieu n’est pas un lieu, mes pas ne laissent aucune trace,
Sans corps et sans âme, je proviens de l’Âme universelle.
J’ai aboli la dualité, et vécu dans les deux mondes comme en un seul,
Un seul que je cherche, un seul que je connais, un seul que je vois, un seul que j’appelle!
Il est le premier, il est le dernier, il est le transcendant, il est l’immanent.
Au-delà de « Lui » et de « Il est » je n’en connais pas d’autre.
Je m’enivre à la coupe de l’amour, les deux mondes m’ont quitté!
Rien ne m’intéresse à part me saoûler et tomber en extase!
Si un jour, je passe un seul instant sans toi,
À partir de cet instant, je vais me repentir de ma vie entière...
Si un jour, il m’est donné d’être fin seul avec toi,
Je piétinerai ce monde-ci et l’autre, et je danserai éternellement!
Ô Shams, ô soleil de Tabriz, je suis si saoul dans cet univers-ci,
Que je n’ai rien à dire, vraiment, à part l’ivresse et le ravissement!

(traduit de l'anglais par "moé-même")


Rumi et Shams ont-ils été amants? L'Islam rejette cette interprétation, pour des raisons qui ne regardent que les imams et les croyants. On sait l'homophobie qui est ancrée solidement dans les traditions monothéistes (à ce sujet, les seuls zoroastriens sont exempts de cette infamie, car même le bouddhisme, le judaïsme orthodoxe et le catholicisme rejettent l'amour physique entre personnes de même sexe)... Mais au fond, peu importe. Car je n'ai pas l'habitude de me fier à l'opinion des prêtres et des moines, des rabbins et des imams, à propos de la sexualité... parmi tant d'autres sujets où ils outrepassent clairement leur domaine de "compétence".

J'ai envie de ressentir cette extrême tension amoureuse. Je t'appellerai "Soleil" et tu m'illumineras. Tu es si beau que ton corps ne peut être qu'un voile posé sur ton âme éclatante. Comme un papillon de nuit qui se jette avec joie sur la flamme, je suis attiré par toi, je suis irrésistiblement attiré par toi, Soleil, moi à la dérive pendant si longtemps, à la dérive dans l'espace infini où les étoiles ne brillent qu'en diagonale de nous deux... Soleil et grave gravité comme un oeil qui me fixe et m'immobilise, et dans le regard duquel je veux me voir exister à l'infini comme ces espaces qui nous séparent et nous rapprochent. Attire-moi. Tiens-moi dans tes rets. Prends-moi. Et ne me quitte plus, Soleil! Mes dérives se terminent en toi.

J'ai maintenant la preuve qu'on peut tenir un Soleil enlacé contre soi. L'intime brûlure me consume comme un rire d'avant le temps, d'avant les larmes. Et je renais de mes cendres.

18.2.09

Veilles-tu, Simone? Veilles!


Aujourd'hui, à l'émission de Christiane Charette, une entrevue avec la nièce de Simone Weil cette philosophe dont j'ai parlé dans un billet précédent (Une vocation à l'anéantissement).

C'était une entrevue fascinante, ne serait-ce qu'à cause de cette voix, un peu traînante, un peu snob, la voix de cette héritière du fardeau d'une filiation terrible (être la fille d'un mathématicien de génie qui fuit en Amérique avec sa famille pour éviter l'extermination, André Weil, et la nièce d'une "sainte", d'une philosophe aux idées subtiles et aux actions d'éclat, qui meure à 34 ans de malnutrition et de tuberculose en pleine guerre, à Londres, en Résistance et en rupture avec De Gaulle). Une voix qui prétendait se revendiquer de l'humour alors qu'elle n'a rien exprimé d'un tant soit peu léger ou drôle... sauf une fois, et ça mérite d'être souligné : quand elle dit que toute jeune, elle cherchait en vain dans sa cervelle "des pensées dignes de cette géniale tante". Le ton était plaisant, et l'anecdote, plutôt cocasse.

Ce qui m'a intéressé dans cette entrevue, c'est surtout le regard que porte la famille sur un de ses membres lorsqu'il devient célèbre. Cette notoriété déracine littéralement l'individu : la famille au premier chef se voit soudainement abandonnée par l'être qu'elle a pourtant porté en son sein, et peut ainsi très mal réagir, ou le récupérer à son propre profit -- comme il arrive d'ailleurs trop souvent dans l'histoire de la philosophie et de la littérature... Qu'on pense à Nietzsche, récupéré par sa soeur (entre autres) à des fins de propagande nazie, ou à Rimbaud, dont la mère et la soeur ont agi comme des aimants afin de retenir dans leur giron leur trop sulfureux Arthur.


(Nietzsche et sa soeur Élisabeth)


Dernièrement encore, la fille d'André Gide éditait un court récit de son homosexuel de père, Le Ramier, un fond de tiroir où le vieux Gide raconte en clair-obscur une nuit de plaisirs avec un jeune de 15 ans, Ferdinand, surnommé le Ramier, "car l'amour le faisait roucouler". Catherine Gide, ça m'avait frappé alors, et je n'étais pas le seul, tentait de sublimer, de minimiser la sexualité de son célèbre père, d'en faire une posture esthétique... Et il y a encore Maria Kodama, la veuve de Jorge Luis Borges (un de mes quelques écrivains vraiment préférés), qui a eu des démêlés avec la justice en bloquant la réédition dans la Pléiade des Oeuvres complètes, en français, de Borges, et en faisant condamner pour diffamation le blogueur et auteur Pierre Assouline qui avait osé la critiquer dans sa démarche bassement, bêtement, mercantile.

Kundera (parmi d'autres) a eu des mots très durs envers ces "testaments trahis", envers ces héritiers qui se proclament les seuls véritables exégètes ou propriétaires des oeuvres, envers ces veuves et ces mamans éplorés qui, à défaut de "castrer" ou de détruire dans l'oeuf un talent un peu déviant ou exceptionnel, tentent d'en effacer les aspérités posthumes...

Pour en revenir à Sylvie Weil, celle-ci semble avoir souffert de différentes façons du prestige de sa tante. De l'éclat intellectuel aveuglant qui la rejette, elle si normale, dans l'ombre, jusqu'à la vénération de ses grands-parents pour leur fille-météore, en passant par le décès prématuré de la grande Simone qui plonge tout le monde dans le désarroi. Durant l'entrevue, elle affirme en particulier : "Une famille où un jeune meure est une famille brisée; une famille ne s'en remet jamais vraiment." Ce que je tente de montrer, c'est un certain "clash" dans l'appréciation des événements, entre les lecteurs ou les admirateurs qui "entrent en phase" avec la personne exceptionnelle (on admire le courage, la détermination, l'intelligence, le mysticisme, voire le martyre de Simone Weil), et la réaction des proches, qui sont perturbés et déstabilisés, et parfois même révoltés, par ce qui est chez elle "anormal", hors-norme. Car ultimement, la famille se sent menacée en tant qu'organisme : perte d'intimité, d'identité personnelle, de réputation, etc.

La peur de la différence radicale au sein même de la famille peut créer des déchirures atroces. On interne, on rejette, on réforme, on réhabilite, on pervertit, on retranche, on tente de ramener dans le droit chemin, on enferme, on isole, on dénonce, on martyrise, on persécute, on trahit à tour de bras. Depuis les lettres de cachet du 17e siècle, étudiés par Michel Foucault, un ensemble de réactions viscérales (carcérales, cérébrales, structurales, procédurales...) se met en branle en Occident pour ramener le membre "dérangeant" dans l'orbite familiale... Quitte à le briser. Ou à l'éradiquer.

Simone Weil a eu le destin de ceux qui font fi des obligations "familiales", au profit de la Civilisation elle-même. Elle a fracassé les fragiles ornières du quotidien. Et si en tant que lecteur je la vénère, sa nièce m'a aujourd'hui fait réfléchir sur l'impact réel que peut avoir une telle personnalité sur son entourage. Même si, au final, je tranche en faveur du "monstre", contre ses héritiers...

PS : J'aurais tant de choses encore à dire sur Simone Weil, sur tout ça... Je n'ai pas l'impression d'avoir écrit quelque chose de très accessible... Ni même de très adéquat. Mais il faut laisser les mots à leur vide ontologique : qu'ils fassent leur chemin, leur travail de mémoire, quitte à y revenir plus tard. Quitte à laisser l'essentiel se dire, se lire, dans l'indicible. Dans la marge.




À Rome, dans l'Antiquité la plus reculée, le peuple avait instauré la république en chassant les rois étrangers qui le gouvernaient en tyrans. Mais n'avait pas aboli le poste, en tant que tel : le Rex sacrorum ("roi des choses sacrées") demeura la figure la plus haute de la prêtrise officielle. Sans pouvoir politique et sans charge militaire, c'était un officiant chargé d'un certain nombre de rites. Entre autre, une fois par années, des prêtresses venaient l'admonester en pleine nuit, en disant : "Veille-toi, Roi? Veille!"Une façon de préserver, au moins symboliquement, un gardien spirituel sur la Cité...

17.2.09

A sorta fairytale...

"Je n'ai plus de fièvre ce matin. Ma tête est de nouveau claire et vacante, posée comme un rocher sur un verger à ton image. Le vent, qui soufflait du Nord hier, fait tressaillir par endroits le flanc meurtri des arbres.

Je sens que ce pays te doit une émotivité moins défiante et des yeux autres que ceux à travers lesquels il considérait toutes choses auparavant... C'est alors, en vérité, qu'avec l'aide d'une nature à présent favorable, je m'évade des échardes enfoncées dans ma chair, vieux accidents, âpres tournois.

Pourras-tu accepter contre toi un homme si haletant?" (Lettera amorosa, René Char)



Ton iris joue à cache-cache avec la lune. Qu'elle te trouve et te révèle tu sembles soudain transpercer ces nuages. L'hiver est vaincu par tes grands yeux doux qui couvent la ville, amoureusement. Montréal, vieille illusion, fond de toutes ses pierres bisaiguës.


"Chant d'insomnie :

Amour hélant, l'Amoureuse viendra,
Gloria de l'été, ô fruits!
La flèche du soleil traversera ses lèvres,
Le trèfle nu sur sa chair bouclera,
Miniature semblable à l'iris, l'orchidée,
Cadeau le plus ancien des prairies au plaisir
Que la cascade instille, que la bouche délivre."
(René Char)




Mes émois s'effeuillent comme de grands livres tôt tombés du lieu. Je suis mûr. Je me sens pulpeux, juteux, sucré, acidulé, craquant. Offert à ta désaltérance. Mirobolant, enfin!

Si je tombe ma chute t'est signée.
Si je rougis, ma nature ignée
Te sera révélée.
Croque mes joues, rougies de vents divers
....................n'être en hiver.




"Je voudrais me glisser dans une forêt où les plantes se refermeraient et s'étreindraient derrière nous, forêt nombre de fois centenaire, mais elle reste à semer." (René Char)



J'ai ciselé des mots pour t'en faire un bijou de fête! Tu seras le plus beau. Tu seras vêtu de mots comme autant de petites pierres précieuses : elles formeront un vivant écrin éblouissant pour tes yeux et pour chaque partie de toi que j'ai envie de préserver, de présenter. Mémoire de boîte à musique et de velours tissé d'ors!


"J'ai ri merveilleusement avec toi.
Voilà la chance unique."
(René Char)



"Qui n'a pas rêvé, en flânant sur le boulevard des villes, d'un monde qui, au lieu de commencer avec la parole, débuterait avec les intentions?"
(René Char)


Je me surprends à ne plus comprendre la lune ni le vent. Je suis surpris par les ombres et une ville que je ne reconnais ni des lèvres ni des dents.




Je veux m'emballer! Je veux mettre en boîte mes peurs et mes névroses. Je veux te couvrir, te couver, te réchauffer...

"Nos paroles sont lentes à nous parvenir, comme si elles contenaient, séparées, une sève suffisante pour rester closes tout un hiver ; ou mieux, comme si, à chaque extrémité de la silencieuse distance, se mettant en joue, il leur était interdit de s'élancer et de se joindre. Notre voix court de l'un à l'autre ; mais chaque avenue, chaque treille, chaque bosquet, la tire à lui, la retient, l'interroge. Tout est prétexte à la ralentir.

Souvent je ne parlais que pour toi, afin que la Terre m'oublie." (René Char)





"Cet hivernage de la pensée occupée d'un seul être que l'absence s'efforce de placer à mi-longueur du factice et du surnaturel." (René Char)





Plombe-moi. Mes mains s'écaillent. Mes yeux pissent du vert par les échancrures du soleil pressé comme un avocat trop mûr. Ne reste que le noyau pur, dont je contemple la sphérité parfaite en réfléchissant à l'amour. Et cette juvénile pâleur -- rousseur des couchants.




Je t'attends.

16.2.09

Chronique : Sport

Oui, vous avez bien lus : "sport" comme dans "hockey", et "hockey" comme dans "Go Habs Go". Depuis que j'ai un oreiller du Tricolore (dont l'origine exacte m'échappe : relique d'un déménagement? je miserais sur un ancien traversin à mon frère...) mais surtout depuis que je suis un fan fini du Sportnographe ("avec un t"), je me targue d'être moi aussi un gérant d'estrade aussi tonitruant qu'incohérent.


MAIS QU'EST-CE QUI SE PASSE?!? Les Cadavériens de Montréal, nos Glorieux, oui, eux, ont vraiment un problème... C'est la débandade. Ça marche pas, ça. Il faut revenir à la base. LA BASE.


Et quand je dis la base, je veux dire : revenir aux sources vives de notre civilisation déclinante, la Grèce antique. Oui, mon Ron. La Grèce antique.





Comment une poignée de jeunes hommes aux corps de dieux ont réussi à mettre en échec les armées de l'Empire mède? Hum? En jouant au bowling et en buvant de la bière? Que nenni. En possédant une discipline de vie stricte et saine, comme les fils de la glorieuse Lacédémone nous en donnèrent l'exemple impérissable. Les Spartiates étaient éduqués à la dure, selon des principes qui ont fait leurs preuves au fil des siècles :

- À douze ans, les jeunes hommes étaient laissés à eux-mêmes dans des coins désertiques pendant trois mois : débrouille-toé, le jeune! Tu reviendras quand t'auras de la barbe.
- Diète composée d'eau de pluie, d'olives et de lard cru. Point.
- Arts martiaux exercés à tous les jours au gymnase, dans le sang, la sueur et le sable.
- Vivre nu.
- Dormir avec ses armes.
- Favoriser les rapports amoureux entre hommes.




Bon bon bon. J'entends déjà quelques esprits chagrins médire de cette recette pourtant infaillible : "Quoi? En faire des gays? C'est pas contre-productif, genre?" Pas du tout! Au contraire. C'est même mon principal point. Seuls les amoureux sont prêts à tout pour sauver l'être aimé, a fortiori en temps de guerre. De plus, ça crée une saine émulation. Entre les deux amants s'instaure une union transcendante, une recherche de l'excellence, et l'exigence pour chacun d'être à la hauteur de cet amour.

Doivent-ils pour autant avoir des rapports sexuels? C'est pas de vos affaires! Non, mais, pour vrai : il y en a déjà, foi d'ancien joueur de hockey... Là on parle d'un amour qui touche à l'union mystique, à la camaraderie puissance dix. En favorisant les discours amoureux et l'intimité la plus intense entre des membres d'un même club, d'une même "armée", on mise sur ce qu'il y a de plus fort entre deux individus : l'amour. Comment une telle tension pourrait-elle être brisée par les équipes adverses?

Ensuite, bien sûr, libre à ces jeunes gens de fonder un foyer, et de multiplier les maîtresses... Ou de s'assumer comme homosexuels, car nous sommes dans un pays libre, non?

L'ambiance dans le vestiaire du Centre Bell serait incroyablement plus agréable et plus détendu. Et le moral des troupes d'autant plus solide dans l'adversité. Et franchement, est-ce que les Cadavériens de Montréal ont quelque chose à perdre?

(Surprenant, comme première chronique sportive, hein? J'ai hâte d'être invité à 110%!!!)

15.2.09

Un trou noir n'a pas de cheveux

"... comme les lois chaque fois proposées sont, en partie tout au moins, démenties par l’opposition, l’expérience et la lassitude ‑ fonction universelle ‑, le but espéré est, en fin de compte une déception, une remise en jeu de la connaissance.

La fenêtre ouverte avec éclat sur le prochain, ne l’était que sur l’en dedans, le très enchevêtré en dedans. Il en fut ainsi jusqu’à Héraclite. Tel continue d’aller le monde..." [René Char]





"... une ressemblance entre la superficie de l'horizon d'événement d'un trou noir et le concept d'entropie de la thermodynamique. L'entropie peut être conçue comme une mesure du désordre d'un système ou, de manière équivalente, comme la non-connaissance de son état précis. La célèbre seconde loi de la thermodynamique dit que l'entropie croît toujours avec le temps..." [Hawking (1993)]




"Du Maître d'astres et de navigation :

... la Mer totale m'environne. L'abîme infâme m'est délice, et l'immersion, divine. Et l'étoile apatride chemine sur les hauteurs du Siècle vert,
Et ma prérogative sur les mers est de rêver pour vous ce rêve du réel... Ils m'ont appelé l'Obscur et j'habitais l'éclat." [Amers. Saint-John Perse.]







"... cependant, le principe d'incertitude de la mécanique quantique implique qu'une particule de masse m se comporte comme une onde de longueur h/mc, où h est la constante de Planck (6,62 x 10 puissance moins 27 erg-seconde) et c la vitesse de la lumière. Pour qu'un nuage de particules soit capable de s'effondrer..." [Hawking (1993)]





"... aux lisières du songe... Je dis qu'un astre rompt sa chaîne aux étables du Ciel. Et l'étoile apatride chemine dans les hauteurs du Siècle vert... Ils m'ont appelé l'Obscur et mon propos était de mer." [Amers. Saint-John Perse.]




Et je m'alanguis.

14.2.09

Que le mistral souffle et que je souffre seul.

Puissante envie de me rendormir, ce matin... (et ça n'a rien à voir avec la foutue Saint-Valentin -- j'ai rendez-vous avec mon chat Perse et Querelle de Fassbinder sous la figure tutélaire de saint Genet). Lisant et relisant ce passage du dernier message de Christian Mistral sur son blogue en sursis :

[...] il n'y a pas de conspiration, j'aimerais tant le faire comprendre à mon fils et mes amis journalistes ou chercheurs, pas de gouvernement secret de décideurs occultes tirant les ficelles, il n'y a que nous, nous tous, bourreaux les uns des autres, nous qui sommes la fin de l'expérience Homo Sapiens, et ne pourrions-nous pas céder la scène avec un modicum de dignité, au lieu d'attendre que notre sort imite celui des dinosaures, ne pourrions-nous au moins nourrir un courant de pensée à travers les quelques dizaines ou centaines d'années qui nous restent, un courant qui prônerait non pas le repentir apocalyptique mais la contemplation de ce que nous fûmes, la considération de ce que nous voulions être et la passion de trouver où et quand on a merdé entre les deux.

Cette dernière portion en particulier me hante, m'interpelle violemment et me donne l'intense envie de me taper la tête contre un mur, jusqu'à ce que je perde un peu conscience : c'est à ce prix, peut-être, que je réussirai à m'oublier. Une fracture du crâne littéraire pour m'aider à accoucher des divinités inquiétantes de ma mythologie intérieure. Toute métaphore cessante.

J'ai des ouragans en moi qui ne peuvent plus attendre. Il en fallut de peu qu'ils ne s'épanouissent sur les ruines fumantes des fumisteries morales que mes parents m'ont inculquées à mon corps défendant. Il en eut fallu de beaucoup pour qu'ils n'emportassent mes médiocrités, mes modicités, mes pulsions autodestructrices, mes folies et vos trahisons. N'empêche : n'importe. Je suis un passeur de passé à peine esquissé, un Mohican parmi les autres, et le mécontemporain qui vous supplie dans les mots de René Char :

ASSEZ CREUSÉ

Assez creusé, assez miné sa part prochaine. Le pire est en chacun, en chasseur, dans son flanc. Vous qui n'êtes ici qu'une pelle que le temps soulève, retournez-vous sur ce que j'aime, qui sanglote à côté de moi, et fracassez-nous, je vous en prie, que je meure une bonne fois.






BASTA!

12.2.09

Worst dump ever

Quand j'ai recommencé à fréquenter Le Phallocrate le printemps dernier, je venais de me séparer de mon ex-copain (avec lequel j'ai passé plus de six ans de ma vie), et quand je me suis échappé à ce propos devant ce dernier, il n'a pas été particulièrement heureux de le savoir. Bon, j'avoue, c'était pas de ses affaires (surtout le matin, après avoir eu des relations sexuelles post-rupture plus que satisfaisantes durant la nuit), maintenant que nous étions en train de "réussir" notre séparation... Au fil des années, je lui avais raconté quelques anecdotes croustillantes à propos du Phallocrate, alors mon ex comprit immédiatement que ce n'était pas seulement pour sa conversation brillante et ses amis fabuleusement intéressants que je retournais dans les bras de celui qui jadis brisa mon petit coeur de pomme...

J'avais dix-sept ans. Le look bad-ass punk, bottes d'armée ou vieux converses, t-shirt noir (de Nine inch nails, de Tool, de Nirvana ou de Korn...), bracelets de cuir et cheveux bouclés en bataille. Butinant d'une fille à l'autre, j'étais revenu "avec" une fille qui criait tellement en jouissant que j'ai déjà posé un oreiller sur sa tête (mes parents étaient dans la maison, que pouvais-je faire d'autres???). Appelons-la Liz. Une bonne fille. Avec qui j'ai eu beaucoup de plaisir. Et sa mère m'aimait beaucoup. En tout cas...

Or, j'avais déjà eu des relations discrètes et complètes, parfois humiliantes mais toujours très excitantes avec des membres de mon propre sexe. Et j'avais un oeil plus qu'intéressé sur le cousin de Liz... Mais. Non. Pfffft. Je n'étais pas bisexuel, encore moins homosexuel! Joueur de hockey, vice-président au conseil étudiant de ma polyvalente de deux mille élèves, et "bad-ass" qui se cachait de ses amis pour participer à Génies en herbes, je savais bien qu'il y avait des rumeurs insistantes au sujet de ma sexualité, mais qu'y pouvais-je?

Un certain soir du temps des Fêtes, j'accompagnai une amie à un party décadent. Laetitia, la meilleure amie de cette dernière, et qui organisait les festivités, avait rapidement démontré à mon égard des visées tout sauf chastes. L'alcool aidant, nous eûmes des rapprochements au son de Brassens, de Portishead et de Rufus Wainwright... Mettons que ma blonde, qui m'attendait le lendemain dans sa famille pour Noël, avait pas mal disparu de mon radar. Laetitia me fit lui lire des poèmes merdiques que je déclamai torse nu (oui, je m'étais évidemment renversé des litres de vin sur moi...). Plus tôt dans la soirée, j'avais effleuré (toujours sous l'effet de l'alcool) la question de l'homosexualité. Disons que l'amie que j'accompagnais ici trouva assez étrange, pour dire le moins, de nous surprendre, sa meilleure amie et moi, tout nus et aussi visqueux que des limaces, enlacés sur le divan du sous-sol...

Le lendemain, en prenant le petit déjeûner que Berthe, la mère de Laetitia, nous servit avec élégance malgré l'état lamentable dans lequel était sa vaste demeure, j'ai craqué : j'ai avoué mon homosexualité à Laetitia... qui a très bien réagi! Elle m'a dit quelque chose comme : "Cool! Je vais te présenter mon ami le Phallocrate!" Ils allaient au collège Brébeuf ensemble. Ce fut mon premier chum.

Quand j'ai dit à ma sainte mère, l'été dernier, que j'avais retrouvé le Phallocrate sur facebook et que nous nous fréquentions à nouveau, sa réaction fut : "Ah non! il a pas été fin, lui..." Hé hé. Bien sûr, ma mère avait raison. Pendant quelques mois idylliques, nous nous sommes fréquentés (les fins de semaine, car mes parents n'étaient pas au courant de mon changement d'orientation) dans un tourbillon de sexe, de musique (il m'a fait découvrir la beauté déchirante de Miles Davis sur la bande originale d'Ascenseur pour l'échafaud de Louis Malle) et de drogues. À chaque fois que nous nous sommes revus depuis, par hasard et toujours avec plaisir, nos ébats sexuels furent délectables, d'ailleurs. La sensualité de deux vieux amants pleins d'affection l'un pour l'autre.

Mais. Mais. Toute bonne chose a une fin tragique quand on s'appelle Bast. Un soir, alors qu'il y avait remise de prix pour l'Expo-science régional et que j'allais selon toute probabilité recevoir un premier prix, je suis sorti de l'amphithéâtre pour griller une cigarette et par le fait même téléphoner à mon chum (j'aurais tout donné pour qu'il soit là...). J'ai bel et bien remporté un premier prix. Mais je ne suis jamais allé le chercher. Mon ex-blonde Liz fut obligée de me ramasser à la petite cuiller pour ce qui fut "My Worst Dump Ever" : le Phallocrate m'avait tout bonnement quitté en me disant qu'il couchait avec quelqu'un d'autre... AU TÉLÉPHONE!!!! Liz fut très compréhensive et très diplomate. Pas une plainte, pas un soupir, pas un reproche. Quand le Phallocrate m'a demandé, cet été : "Te souviens-tu lequel de nous deux a laissé l'autre, la première fois?" ma réponse fut immédiate : "C'est toi mon écoeurant et ma mère t'en veut encore!!!"

Oh... avant de terminer, je tiens à préciser que quelques semaines après que le Phallocrate m'ait lâchement abandonné à mon triste sort, j'ai rencontré un garçon de quelques années mon aîné, avec lequel j'ai sorti parce qu'il m'aimait, lui... En fait, je crois que j'aimais davantage ses pantalons Versace et sa manie de se saouler au sake chaud, que sa bedonnante personne comme telle (bah quoi?). Ce n'était pas un mauvais bougre, mais il avait décidément trop de poils dans le dos. Je figure donc probablement dans sa liste de "Worst Dump Ever"...

10.2.09

Badtrip



C'est pas clair dans ma tête parce que j'ai la nausée qui me chamboule le coeur, et que tout mon corps est en réaction violente, mais l'idée est là, lancinante, et me perturbe : rien ne se préserve éternellement. Rien ne dure. Rien n'est stable. Et j'ai beau ne rien faire, ne rien dire, et pourtant y attacher le prix et de la valeur, prendre mon temps, laisser les choses aller en me laissant porter comme un oiseau sur les diagonales folles du vent, tout finit par se corrompre... Par se briser. Par changer. Et si un instant je crois le contraire (ou l'espère, ou le désire), si un instant, un instant seulement, je crois que les amis sont là, que les amours sont à nouveau possibles, que les liens sont tissés, que les choses prennent une consistance ontologique, que les mots sont purs, que les habits neufs de l'empereur sont riches, alors l'instant d'après je me réveille : je me réveille, sacrant, nu, seul, hurlant, hurlant comme un éperdu humilié et honteux, hurlant de douleur et de vacuité douloureuse, nu en boule comme un serpent tortillant sa froide vérité autour de lui-même, froide sécheresse, vision de mort, ma peau sans mue se détirant comme une vivante plaie homogène de par toute la surface de ma prison soudainement ouverte sur la réalité. La réalité, la seule qui demeure après la destruction violente et inattendue de mes illusions, qu'est le vide. Le vide. Le vide nu et aigu. Le vide plein de lames de rasoir. Un vide de douleur sans fin. Sans fin.

Tout change. Rien ne dure. Rien ne demeure même si je le souhaite de toutes mes forces. Rien n'échappe à la roue de fortune des Anciens, qui tourne, qui tourne, qui tourne sans fin, en me laissant, cuisante douleur, seul et nu et à demi-mort dans le vide qui n'est même pas indolore. Long, long badtrip. Longue, longue agonie. Et on voudrait que j'accepte les conditions de ce monde?

J'ai mal au coeur, ce soir, de me rendre compte que je ne comprendrai jamais pourquoi tout change, tout se délite, tout me trahit.

9.2.09

Triolisme à la poupée



(Ce qui suit sera mon espèce de "Spécial St-Valentin", genre...)



Dans un billet précédent, j'ai parlé de Gracq (oui, celui que cite Foglia pour faire intello). Gracq fait partie d'un certain nombre d'auteurs que je place au-dessus ou à côté de tous les autres, parce qu'ils révolutionnent la littérature en gardant une écriture classique (comme Yourcenar). Mais il fait aussi partie, dans mon esprit de ces auteurs qui, comme Borges, comme Kafka, comme Broch ou comme Camus, ne mettent que très peu en scène la sexualité. Ce n'est pas qu'elle n'est pas du tout présente chez eux. Mais elle n'est pas, ou pas souvent, ou peut-être seulement pour les psychanalystes, à fleur de mots. Pourtant, c'est dans l'absence ou le silence, dans le non-dit ou l'inédit que se trouvent parfois les plus belles pages amoureuses. C'est le cas pour Gracq.


Vieux monsieur vétuste et vénérable, mort l'année dernière dans son extrême vieillesse, célibataire. Il a même vécu avec sa soeur pendant de longues années, comme un curé de village avec sa bonne... Mais, hey, oh, vous n'y êtes pas du tout : Gracq est tout sauf ennuyant. Il a même connu l'amour au début des années cinquante. Elle s'appelait Nora. Et c'était une sociologue surréaliste (ça ne s'invente pas...), ex-conjointe du grand artiste Hans Bellmer.


On ne lui connaît plus d'autres flammes, ensuite. Il s'est tapi, tari... Son amour et sa sexualité : que dalle. N'en parle plus. C'est, disons-le, un homme d'une autre époque. Aujourd'hui, il est de bon ton de parler de cul à 70 ans. Pour le plus grand malheur de certains (oui, Foglia aussi, entre autres...), dont moi.


Mais. Mais. Jeune, Gracq a aussi écrit : Prose pour l'étrangère. Miam.


"Ta vie quand tu n'es plus là vient battre autour de moi avec la traîtrise des flots sans lune, comme autour de la coque hasardée un océan plein de pièges et de surprises. Tu m'as mis au péril de la mer. Sur la haute vague phosphorescente qui vient battre aux falaises des rues à l'heure où la ville s'allume, ton parfum traîne comme les plis d'un pavillon lourd, comme l'odeur d'algue et de musc des mers dangereuses. Tu changes les signes. Tu es lisse et vierge comme une grève offerte que le flot a visitée la nuit. Ta pureté est sans nom. Je t'aime comme ces statues sacrées qu'ont mitraillées les tempêtes de sable. Tu ne m'es jamais revenue que baignée dans la mer." (Julien Gracq, Prose pour l'étrangère, Éd. de la Pléiade, page 1037)




Hans Bellmer et Nora Mitrani, selon la légende, passaient leur temps à faire trois activités : baiser, photographier des poupées surréalistes, et inventer des anagrammes. Hum. Pourquoi pas. Bref. Malheureusement, ils se sont quittés, et Nora a rencontré Julien Gracq. S'ennuyait-elle des poupées biscornues? Quand Nora est morte en 1961, comment Gracq a-t-il compensé cette perte tragique? J'ai des images démentielles de poupées à la Bellmer, chorégraphiées comme des putes difformes et démantibulées, dansant dans la tête de Gracq...


"Le monde est autour de nous comme une ruche de mauvaise mémoire, comme la foule abjecte aux portes de l'église qui houspille la fiancée du neuvième mois. Ton nom n'a pas cours. Tu désoles les familles. Tu ne romps pas le pain de la considération honorable. Chacun de tes désirs a eu un nom, et tu peux les nommer tous, et j'ai appris de toi ce que c'est que nommer un vivant, parce qu'il n'y a pas un nom qui à passer ta bouche ne se sente encore traversé de sa joie. Ton visage rafraîchit les rues de l'insolence du devoir exaucé. Tu fascines ingénument, et je ne t'ai connue que tout près de mon coeur, parce qu'il n'y a pas un geste de toi qui ne fasse songer que tu peux être nue. Je reste avec toi. Je reposerai sur ton bon coeur. Les yeux fermés, je témoignerai scandaleusement pour la joie qui ne parle pas. Dans la solitude fervente de minuit, je prononce comme une action de grâces ton nom, qui ferme les portes." (Julien Gracq, Prose pour l'étrangère, Éd. de la Pléiade, page 1038)

Je ferme les yeux. Je pense à toi. Je pense à toi qui bande. Je fais varier à l'infini l'ensemble des paramètres de ton sexe. Je ferme les yeux plus fort. Je regarde le sang faire les cents pas sous mes paupières. Je te désire comme l'océan désire la lune.

Ce soir, c'est la pleine lune. Je fermerai les yeux en pensant à toi, qui que tu sois. "Étranger... qui passait." Étranger à moi-même : toi, l'autre, et une poupée désarticulée à quatre jambes, flottant au-dessus de nous comme une lune de théâtre cheap. Je te désire. Et me retire comme la marée.

Briser les murs de l'hiver pour maximiser nos orgasmes de canicule ou de pôle inversé. Se caresser à l'envers. Jouir au début et ne plus jamais arrêter de s'aimer. S'aimer? Je ne sais pas vraiment de quoi je parle, je craque, je me sens, hélas, un peu trop comme Gracq :

"Quand le plaisir qui te presse et qui t'entrouvre fait gicler jusqu'à tes yeux nus, comme le jus d'une grenade fraîche, la sève acide de ta jeunesse mordante, et que l'eau crue de ta bouche de source vient raviver mes yeux cuisants, il me semble que ton printemps amer qui me dessaisonne et qui m'oublie me gifle au visage, et que je pâlis brusquement comme un homme qui entend sonner l'heure et comprend qu'il s'est éveillé trop tard - la fièvre me prend tout à coup de te rejoindre par-delà tant de portes lourdes que tu n'as pas ouvertes, tant de soleils qui n'ont pas mordu ta chair. Je voudrais te hâter vers mon été cuisant - je voudrais te forcer à ma saison torride - je voudrais que ton flanc saigne et que ton plaisir te crucifie - je voudrais crocher de mes dents ta chair qui m'échappe, blettir ton coeur intact, plomber ta tête aveugle - sentir ton corps lesté du mien s'abîmer plus lourd dans le puits des années, et dans mon sang gonflé qui bat contre le tien, dans la nuit de nos corps mêlés, un peu de ma mort envenimer la tienne." (Julien Gracq, Prose pour l'étrangère, Éd. de la Pléiade, page 1039)


(Hans Bellmer, Nora Mitrani et leur Poupée.)

8.2.09

Une vocation à l'anéantissement



C'est ainsi que Gustave Thibon décrit la philosophe mystique humaniste chrétienne de naissance juive Simone Weil. Morte en 1943. Emportée par la tuberculose, la malnutrition volontaire et la solidarité avec les victimes de la Seconde Boucherie mondiale.


J'ai toujours été attiré par les femmes qui, pour une raison ou une autre, bouleversent totalement les repères de leur époque. Simone Weil, surdouée immense, en est une. J'aimerais un jour écrire un livre sur ces femmes. Mais j'ai pas encore de concept valable, outre mon admiration sans borne (mais parfois critique).


Je vous parle de Simone Weil parce que je pense régulièrement à sa description si tragique : "Une vocation à l'anéantissement". On appelle ça un destin. Un cruel destin. Mais aussi une force de frappe et un projet. Bref. Quelle est la part de misérabilisme autoproclamé, quelle est la part de réalité objective? Peut-on être condamné d'avance à échouer? À être anéanti?


Et pourtant c'est ce que plusieurs religions invitent leurs fidèles à rechercher : la moqça hindoue, le nirvana bouddhiste, voire la sainteté taoïste... C'est un concept qui va au-delà de la simple mort physique, de la simple disparition. Ça indique une perte de l'identité dans autre chose, jugé davantage réel que l'individualité ou le monde physique.


Ça peut aussi vouloir dire : prendre conscience de la vacuité fondamentale. Comme lorsque Descartes remet tout en question, fait table rase de toute certitude, et ne réussit à sauver, au final, l'existence de Dieu, du monde et des sciences empiriques que par une espèce de pirouette mentale : si je pense, c'est donc que j'existe. Mais sous quel mode? Car au fond, on peut aussi, comme les philosophes analytiques anglo-saxons prétendent, s'imaginer "inventé" par un ordinateur assez puissant pour recréer un semblant d'égo, de "cogito"...


Mais à cela je préfère encore la jolie formulation de Zhuangzi, écrivain taoïste de l'Antiquité, qui disait qu'en rêve il se croyait papillon, et qu'à son réveil, il ne savait plus s'il n'était pas, peut-être, un papillon qui rêvait à Zhuangzi...



Tout ça pour dire qu'on s'imagine (à tort) que nous allons toujours invariablement suivre, d'une façon ou d'une autre, un parcours relativement normal. Que les choses vont "se replacer". Que l'on va trouver l'amour conjugal, que l'on va se trouver un travail qui, à défaut d'être intéressant, sera payant ou, à défaut d'être payant, sera notre alibi pour vivre. Et que nous finirons par avoir vécu bien gentiment.


Je ne sais pas. J'ai comme un doute que ce ne sera jamais mon cas. La "drop" sociale est possible, comme dans les romans de Paul Auster. Et les événements extraordinaires aussi peuvent venir fausser la donne. Comme dans la vie de Simone Weil, dont c'est le centième anniversaire de naissance cette année.


Quant à moi, je me serais préféré félin d'espèce, plutôt qu'humain ou papillon.



Mais ce qui distingue la pensée philosophique occidentale de l'extrême-orientale, c'est l'humour. En Occident, pas beaucoup d'humour... On est très dramatique. Les médias aussi se font les dignes épigones du théâtre tragique de la Grèce antique. En Chine, au Japon, j'apprécie cet humour qui relativise la tragique conscience de notre vanité. L'humour de Zhuangzi contre la martyrisation de Simone Weil? Peut-être... Mais entre les deux mon coeur balance...


Je n'ai pas l'impression de profiter assez de la vie. Je ne ris pas assez. Je ne baise pas assez. Je ne sors pas assez. Mais est-ce vraiment étonnant quand on se sent voué à l'anéantissement?


Basta! n'est pas le titre de mon blogue pour rien. Basta! moi. Et m'immiscer dans la vie d'autrui par la petite porte anonyme du néant.



7.2.09

La Terre Gaste


T.S. Eliot récitant la première partie de son magistral poème The Waste Land.


Unreal City, 60
Under the brown fog of a winter dawn,
A crowd flowed over London Bridge, so many,
I had not thought death had undone so many.
Sighs, short and infrequent, were exhaled,
And each man fixed his eyes before his feet. 65
Flowed up the hill and down King William Street,
To where Saint Mary Woolnoth kept the hours
With a dead sound on the final stroke of nine.
There I saw one I knew, and stopped him, crying 'Stetson!
'You who were with me in the ships at Mylae! 70
'That corpse you planted last year in your garden,
'Has it begun to sprout? Will it bloom this year?
'Or has the sudden frost disturbed its bed?
'Oh keep the Dog far hence, that's friend to men,
'Or with his nails he'll dig it up again! 75
'You! hypocrite lecteur!—mon semblable,—mon frère!'




Je trouve la "mode" pour le "médiéval" (et les guillemets, plus ils se multiplient quand j'écris, plus ils prennent sens) de mauvais goût. Je me souviens qu'adolescent je n'arrivais pas à être "charmé" par des "reconstitutions" qui n'avaient rien, mais alors là rien d'historique... Je n'ai jamais porté de "cotte de maille", jamais joué à des "GN", jamais voulu participer de cette mouvance pseudo-médiévale qui se condamnait au ridicule avec ses anachronismes et son absence d'humour (ce n'est pas parce qu'on rit que c'est drôle).

Mais je lisais. Je lisais beaucoup. Et j'ai voyagé. J'ai appris à distinguer ce qui était intéressant de ce qui n'était que kitsche, kétaine. Julien Gracq (oui, celui-là, celui que lit Foglia pour faire intello) m'a appris à percevoir les influences de l'art médiéval dans le romantisme, dans le symbolisme, dans le surréalisme (c'est le 19e siècle qui a "inventé" le Moyen-âge). M'a appris à me réapproprier cette influence-là, parmi d'autres. Et dans le lot, c'est le Conte du Graal de Chrétien de Troye qui me touche et me fascine le plus. C'est un roman versifié, complexe, inachevé, bizarre, qui mêle deux histoires parallèles, celle de Perceval et celle de Gauvain : un niais et un abruti. Le premier échoue lamentablement sa quête parce qu'il ignore tout des relations qu'il entretient avec les autres personnages et qu'il ne sait même pas en quoi consiste sa quête ; le second se fait sans cesse humilier, change sans arrêt d'objectif, et accumule les imbroglios en séduisant toutes les femmes qu'il croise sur sa route.

La littérature médiévale occidentale est étrange. Ce n'est ni inspirant au sens strict, ni passionnant. C'est bizarre. C'est... n'importe quoi.

Hmmmm.

Je crois que je viens de comprendre à la fois pourquoi ça me plait quand même et pourquoi je fais régulièrement référence à cet univers littéraire : parce que ma vie est aussi incompréhensible, changeante, étrange, mal construite, déroutante, "bling-bling" et ridicule que ces légendes mal digérées, mal assimilées et, pour tout dire, jamais aussi géniales que les littératures antiques ou modernes.

Il y a, comme dirait Gracq, un pathétique du roman médiéval qui entre en résonnance avec ce que je suis : la poursuite condamnée d'avance d'une quête que j'ignore, marquée par des situations confondantes, dans les dédales d'une géographie impossible... Entre les ruines et les périls, entre les pertes d'orientation et les chemins qui ne mènent nulle part, entre les Terres Gastes luxuriantes et les lieux familiers mais dévastés, tournant en rond dans un espace dilaté qui se rétrécit soudain pour mieux se recomposer sans repères anciens... "j'évolue" (au sens de se déplacer) dans un univers à la fois ancien et inconnu, en perdition et inquiétant, seul et pourtant requis un peu partout sans jamais être capable de m'attacher, d'accomplir mes promesses, de sauver qui que ce soit, ou quoi que ce soit...

Je me sens pris au piège dans la solitude errante et folle, surchargée et bavarde, incompréhensible et pourtant beau d'un monde irréel, comme le poème de T.S. Eliot.