Après une soirée d'anniversaire (celle de Jeune Femme Moderne) sur la rue Saint-Paul (attrape-touriste et pourtant belle), mon amoureux et moi sommes allés nous recueillir devant la résidence urbaine de ses trisaïeux, rue Bonsecours : la Maison Papineau.
Les Papineau, cette famille aux ramifications déroutantes, ont littéralement transformé, outre le Québec en entier, tout l'actuel Quartier Latin et le Plateau Mont-Royal, là où leurs terres s'étendaient à perte de vue, agricoles ou non. La famille Cherrier leur est liée par mariage, les Viger aussi. Et les Bourassa (ceux d'Henri, pas de Robert).
En remontant Saint-Denis, nous avons contemplé la tête à Louis-Joseph, sculptée au-dessus de la porte du désormais dégueux Franco-Américain, cette maison de chambre qui fut jadis la résidence de la fille et du gendre du tribun patriote : leurs initiales entrelacées surmontent les fenêtres sales, décrépites. Une longue file de hipsters s'étire devant l'édifice adjacent, avant d'entrer dans un club (un after?).
De l'autre côté de la rue Saint-Denis, le pavillon Hubert-Aquin a soudainement disparu pour laisser place à l'Université Laval à Montréal, devenue l'Université de Montréal (avant son déménagement rocambolesque sur la Montagne, versant Outremont, dans les années 20).
Intersection Sainte-Catherine et Saint-Denis, nous voyons les édifices tels qu'ils étaient en 1890 : la maison des Mercier (une autre grande famille, d'Honoré à Paul Gouin -- son faible petit-fils bouffé tout rond par le jeune loup Duplessis), et l'ancien presbytère de la cathédrale Saint-Jacques contruite par monseigneur Lartigue (cousin de Louis-Joseph Papineau)... avant que cette cathédrale ne brûle, puis soit reconstruite deux autres fois, et avant qu'elle ne devienne partie intégrante d'un pavillon de l'UQàM. En face, l'ancienne École Polytechnique (elle aussi avant son déménagement sur la Montagne).
Le Quartier Latin fut jadis un autre Quartier Latin, où les étudiants en génie et en médecine se saluaient en fredonnant les airs à la mode d'Emma Albany. Les haut-de-forme et les gibus remplacent sous mes yeux les fringues griffés des happy fews qui chahutent sur le trottoir.
Un omnibus manque de nous écraser, mon amour et moi : des bonnes soeurs à cornettes et des familles bruyantes en descendent pour aller magasiner chez Dupuis Frères, coin Saint-André. C'est l'équivalent francophone du Eaton (où on ne sert que les clients qui speakent white).
(Je suis toujours étonné d'être le seul à voir les choses telles qu'elles étaient plutôt que telles qu'elles sont devenues quand je me promène à Montréal. Tout cela est réel. Tout cela n'a pas disparu complètement, balayé par les vicissitudes de l'Histoire. Il s'agit de ne pas se laisser aveugler par les illusions habituelles, celles que l'on voudrait nous faire accepter comme "actuelles". Ce qui nous entoure a plus que trois dimensions.)
Avant de retourner dans mon humble logis du Plateau, toujours à la même intersection mais de façon plus floue, plus troublante, j'ai vu passer Réjean Ducharme, qui allait boire un verre dans un snack bar chromé, désormais enfoui sous l'édifice de l'École de Gestion. Il balayait nonchalamment la neige de sa parka.
(Son petit sourire énigmatique flotta un temps devant moi, entre les flocons spectraux.)