8.6.09

Promenade en amoureux (edit)

(Rue St-Paul)



Après une soirée d'anniversaire (celle de Jeune Femme Moderne) sur la rue Saint-Paul (attrape-touriste et pourtant belle), mon amoureux et moi sommes allés nous recueillir devant la résidence urbaine de ses trisaïeux, rue Bonsecours : la Maison Papineau.


(Maison Papineau rue Bonsecours)



Les Papineau, cette famille aux ramifications déroutantes, ont littéralement transformé, outre le Québec en entier, tout l'actuel Quartier Latin et le Plateau Mont-Royal, là où leurs terres s'étendaient à perte de vue, agricoles ou non. La famille Cherrier leur est liée par mariage, les Viger aussi. Et les Bourassa (ceux d'Henri, pas de Robert).



En remontant Saint-Denis, nous avons contemplé la tête à Louis-Joseph, sculptée au-dessus de la porte du désormais dégueux Franco-Américain, cette maison de chambre qui fut jadis la résidence de la fille et du gendre du tribun patriote : leurs initiales entrelacées surmontent les fenêtres sales, décrépites. Une longue file de hipsters s'étire devant l'édifice adjacent, avant d'entrer dans un club (un after?).



(Maison Papineau-Bourassa rue St-Denis)

De l'autre côté de la rue Saint-Denis, le pavillon Hubert-Aquin a soudainement disparu pour laisser place à l'Université Laval à Montréal, devenue l'Université de Montréal (avant son déménagement rocambolesque sur la Montagne, versant Outremont, dans les années 20).


Intersection Sainte-Catherine et Saint-Denis, nous voyons les édifices tels qu'ils étaient en 1890 : la maison des Mercier (une autre grande famille, d'Honoré à Paul Gouin -- son faible petit-fils bouffé tout rond par le jeune loup Duplessis), et l'ancien presbytère de la cathédrale Saint-Jacques contruite par monseigneur Lartigue (cousin de Louis-Joseph Papineau)... avant que cette cathédrale ne brûle, puis soit reconstruite deux autres fois, et avant qu'elle ne devienne partie intégrante d'un pavillon de l'UQàM. En face, l'ancienne École Polytechnique (elle aussi avant son déménagement sur la Montagne).



(Université Laval à Montréal rue St-Denis coin Ste-Catherine)


Le Quartier Latin fut jadis un autre Quartier Latin, où les étudiants en génie et en médecine se saluaient en fredonnant les airs à la mode d'Emma Albany. Les haut-de-forme et les gibus remplacent sous mes yeux les fringues griffés des happy fews qui chahutent sur le trottoir.


Un omnibus manque de nous écraser, mon amour et moi : des bonnes soeurs à cornettes et des familles bruyantes en descendent pour aller magasiner chez Dupuis Frères, coin Saint-André. C'est l'équivalent francophone du Eaton (où on ne sert que les clients qui speakent white).


(La Place Dupuis avant l'hideuse Place Dupuis)



(Je suis toujours étonné d'être le seul à voir les choses telles qu'elles étaient plutôt que telles qu'elles sont devenues quand je me promène à Montréal. Tout cela est réel. Tout cela n'a pas disparu complètement, balayé par les vicissitudes de l'Histoire. Il s'agit de ne pas se laisser aveugler par les illusions habituelles, celles que l'on voudrait nous faire accepter comme "actuelles". Ce qui nous entoure a plus que trois dimensions.)



Avant de retourner dans mon humble logis du Plateau, toujours à la même intersection mais de façon plus floue, plus troublante, j'ai vu passer Réjean Ducharme, qui allait boire un verre dans un snack bar chromé, désormais enfoui sous l'édifice de l'École de Gestion. Il balayait nonchalamment la neige de sa parka.


(Son petit sourire énigmatique flotta un temps devant moi, entre les flocons spectraux.)


(Réjean Ducharme sur Ste-Catherine en hiver)


1.6.09

Le temps s'égare



Au parc Lafontaine
Pierre Petel, 1947, 6 min 9 s
ONF




En rôdant dans l'parc Lafontaine
Jean Narrache


À soir, j'suis v'nu tirer un' touche
dans l'parc Lafontain', pour prendr' l'air
à l'heure ousque l'soleil se couche
derrièr' la ch'minée d'chez Joubert.

Ici, on peut rêver tranquille
d'vant l'étang, les fleurs pis l'gazon.
C'est si beau qu'on s'croit loin d'la ville
ousqu'on étouff' dans nos maisons.

Les soirs d'été, c'est l'coin d'ombrage
pour v'nir prendr' la fraîch' pis s'promener,
après qu'on a sué su' l'ouvrage,
qu'l'eau nous pissait au bout du nez.

Faut voir les gens d'la class' moyenne,
c'-t'à dir' d'la class' qu'à pas l'moyen,
tous les soirs que l'bon Yieu amène,
arriver icit' à pleins ch'mins.

Les v'là qui vienn'nt, les pèr's, les mères,
les amoureux pis les enfants
dans l'z'allées d'érabl's-à-giguère
qui tournaill'nt tout autour d'l'étang.

Ça vient chercher un peu d'verdure,
un peu d'air frais, un peu d'été,
un peu d'oubli qu' la vie est dure,
un peu d'musique, un peu d'gaîté !

Les jeun's, les vieux, les pauvr's, les riches,
chacun promèn' son cœur, à soir.
Y'en a mêm', tout seuls, qui pleurnichent
su'l'banc ousqu'i' sont v'nus s'asseoir...

Par là-bas, au pied des gros saules,
v'là un couple assis au ras l'eau ;
la fill' frôl' sa têt' su' l'épaule
d'son cavalier qu'est aux oiseaux.

À l'ombre des tall's d'aubépines,
d'autr's amoureux vienn'nt s'fair' l'amour.
Vous savez ben d'quoi qu'i' jaspinent :
Y s'promett'nt de s'aimer toujours.

Y sav'nt pas c'te chos' surprenante,
qu'l'amour éternel, c'est, des fois,
comm' l'ondulation permanente :
c'est rar' quand ça dur' plus qu'un mois.

Pour le moment, leur vie est belle ;
y jas'nt en mangeant tous les deux
des patat's frit's dans d'la chandelle,
en se r'gardant dans l'blanc des yeux.

Deux mots d'amour, des patat's frites !
Y sont heureux, c'est l'paradis !
Ah ! la jeuness', ça pass' si vite,
pis c'est pas gai quand c'est parti !

...D'autr's pass'nt en poussant su' l'carosse ;
c'est des mariés d'l'été dernier.
Ça porte encor leu ling' de noces,
qu'ça déjà un p'tit à soigner...

Par là-bas, y'en a qui défilent
devant le monument d'Dollard
qu'est mort en s'battant pour la ville.
...D'nos jours, on s'bat pour des dollars...

Tandis que j'pass' su' l'pont rustique
fait avec des arbr's en ciment,
l'orchestr' dans l'kiosque à musique
s'lanc' dans : « Poète et Paysan ».

Oh ! la musiqu', c'est un mystère !
On dirait qu'ça sait nous parler...
on s'sent comme heureux d'nos misères ;
ça parl' si doux qu'on veut pleurer...

D'autr's s'en vont voir les bêt's sauvages,
(deux poul's, un coq pis trois faisans.) —
Y s'arrêt'nt surtout d'vant les cages
des sing's qui s'berc'nt en grimaçant.

Y paraîtrait qu'des savants prouvent
qu'l'homme est un sing' perfectionné.
Mais, p't'êtr' ben qu'les sing's, eux autr's, trouvent
qu'l'homme est un sing' qu'a mal tourné.

...Les yeux grands comm' des piastr's françaises,
la bouche ouverte et l'nez au vent,
Y'a un lot d'gens qui r'garde à l'aise
la fontain' lumineus' d'l'étang.

C'est comme un grand arbr' de lumière,
ça monte en l'air en dorant l'soir.
C'est couleur d'or, d'rose et d'chimère :
ça r'tomb' d'un coup, comm' nos espoirs.

Ah ! c'est ben comm' les espérances
qu'la vie nous fourr' toujours dans l'cœur !
Ça mont', ça r'tomb' pis ça r'commence :
dans l'fond, ça chang' rien qu'de couleur.



(NARRACHE, Jean, Quand j'parl'tout seul, Montréal, 1932.)