18.7.09

Le Gisant




La première fois que j'ai vu des gisants, je fus totalement bouleversé. C'était à New-York, dans le mystérieux musée affilié au MET, The Cloisters (situé sur une hauteur, entouré d'arbres, passé Harlem, on se serait cru en Europe, pas dans le Nouveau-Monde...), et mon coeur battit la chamade, je crois même être tombé amoureux à ce moment-là des étranges dormeurs qui s'étalaient devant moi dans la lumière merveilleuse des vitraux. J'avais 19 ans et je découvrais, dans cette reconstitution biscornue de cloître médiéval où chaque pierre, chaque relique, chaque tympan, chaque chapiteau surmontant les arcatures est authentique mais arraché à son continent d'origine, les gisants espagnols de la Reconquista, ces rois castillans, aragonais, galiciens que les musulmans d'Al-Andalus nommaient "les Goths".





Depuis, je garde une profonde fascination pour cette terre d'Espagne que je n'ai jamais foulée du pied mais que j'ai parcourue en long et en large, à toutes les époques, depuis celle des Celtibères hellénisés qui donnèrent des philosophes et des empereurs à l'Empire romain, jusqu'à celle des anarchistes glorieux mais fatalement et impitoyablement écrasés par les fascistes de Franco, en passant par celle des chevaliers gothiques comme Le Cid, des califes omeyyades en exil, des poètes et traducteurs judéo-arabes de Toledo, des milliers de pèlerins en route pour Saint-Jacques-de-Compostelle, des montagnards farouches qui détruisirent l'arrière-garde de Charlemagne, des Conquistadors barbares revenants d'Amérique sur des caravelles chargées d'or et de maladies vénériennes...






Plus tard, j'ai découvert chez mon auteur préféré, J. L. Borges, un poème sur ce musée hallucinant qui m'avait meublé l'esprit de tant de revenants, de tant de morts et de gisants oubliés :


"THE CLOISTERS

De quelques lieux du royaume de France
on fit venir la pierre et les vitraux
pour que surgissent dans l'île de Manhattan
ces cloîtres concaves.
Apocryphes, non,
fidèle monument d'une nostalgie.
Une voix d'Amérique nous invite
à donner ce que nous voudrons,
puisque toute cette bâtisse est illusoire
et que l'argent que laisse notre main
se changera en sequins ou en fumée.
Ce monastère est plus terrible
que la pyramide de Gizeh
ou que le labyrinthe de Cnossos,
car il est, aussi bien, un rêve.
Nous entendons le bruit de la fontaine,
mais l'eau s'écoule dans la Cour des Orangers
ou dans le chant Der Asra.
Nous entendons de claires voix latines,
mais ces voix résonnèrent en Aquitaine
quand l'Islam était proche.
Nous voyons aux tapisseries
la résurrection et la mort
de la blanche licorne condamnée,
puisque le temps de ce lieu-ci
n'obéit pas à un ordre.
Les lauriers que je touche fleuriront
lorsque Leif Ericsson apercevra les sables d'Amérique.
Je sens comme un vertige.
Je n'ai pas l'habitude de l'éternité."

(Ce poème se trouve dans le recueil Le Chiffre, page 794 du deuxième tome de la Pléiade Borges.)




Je me souviens de mon émoi mérovingien devant les visages pétrifiés et pacifiés de ducs et de comtes espagnols à jamais gravés sur leur sépulcre. Je me souviens de mon émoi philosophique en lisant les magnifiques pages de Alain de Libera, ce grand médiéviste contemporain, à propos d'Averroès (le Ibn Rushd de l'époque califale d'Al-Andalus, l'Espagne musulmane). Je me souviens de mon émoi esthétique lorsque j'ai déchiffré les Étymologies d'Isidore de Séville (VIIe siècle).





Sur les bords du Guadalquivir (le fleuve Bétique des Anciens), j'ai croqué dans une orange et j'ai goûté l'éternité.





Tout ça pour dire que les gens se demandent où je suis depuis un mois, si j'ai cessé de bloguer comme tant d'autres. Non pas. Je suis à m'efforcer d'être un gisant.





Je gis sur une couche pure, les yeux clos, les mains jointes, comme pour marmonner une prière païenne, et je pense à des choses que les vivants ne peuvent penser sans se placer dans une position horizontale, propice aux songes et aux réflexions intemporelles. Gisant et pétrifié, je peux enfin toucher de ma pensée les bords arrondis du cosmos, et faire fi des époques, des limites risibles de la réalité, des lois de la physique. N'oubliez jamais que je suis d'ailleurs, que je suis de jadis et naguère au moins autant que du main-tenant que vous tentez de maîtriser, de manipuler, sur lequel vous tentez de faire main basse.

Mon blogue étant né d'une crise existentielle, je ne pouvais que continuer de m'y dissoudre, de m'y réinventer, et de vous faire part de ces petites destructions intérieures que j'accomplis comme un sculpteur sur le matériau tendre et rigide de ma vie. Le temps n'est rien. Le temps passe mais ma parole reste, car elle est l'écrin d'une parole plus ancienne.






Soit dit en passant, je ne saurais vous conseiller plus chaleureusement le magnifique ouvrage sur lequel je suis tombé la semaine dernière en bouquinant : l'Anthologie Al-Andalus, des auteures Brigitte Foulon et Emmanuelle Tixier du Mesnil, propose des traductions (certaines pour la première fois de l'histoire) et une plongée esthétiquement éblouissante dans les siècles de domination musulmane en Espagne.



Aussi, je vous conseille, si vous ne l'avez pas encore vu, de voir le film Le Labyrinthe de Pan du cinéaste espagnol Guillermo del Toro. C'est une cruelle allégorie, un conte pour adulte, qui nous questionne sur la notion de résistance et sur l'évasion dans les pays féériques de l'imaginaire. Ce qui est merveilleux dans ce film, c'est son caractère historique et ses références très subtiles aux différentes époques de l'Espagne.

6 commentaires:

  1. Merci pour cette lecture du samedi matin, ça me fait m'ennuyer moins.

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  2. D'accord avec POMME. De mes lectures du samedi matin, Foglia vient de "tomber" 2ième :-)

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  3. The Orphant aussi est à voir :)

    Un peu moins bon que Pan, mais c'est hot!

    Je me souviens avoir vu l'adaption Le Cid Magané au théatre, une version québecoise du Cid, c'était tellement de la marde.

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  4. Salut Bast!
    Ca faisait un petit moment que je n'étais pas passée par chez toi, et je découvre là un super article sur les gisants... Et je ne savais pas qu'on les nommait ainsi!
    Ca me fait penser à la couverture de Closer, l'album posthume de Joy Division, couverture réalisée par Peter Saville à partir d'une photo tirée d'un bouquin de photos de tombes de Bernard Pierre Wolff...
    Voilà!
    A bientôt de te lire,
    Bien à toi

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  5. Je suis un frelon qui palpite devant vos yeux de gisant, interrompant votre méditation propice aux enseignements.

    Laissez-moi prononcer les incantations et les souffler sur votre peau de pierre lisse, que vous vous releviez dans un sursaut.

    Je ferai de vous un Golem-philosophe.
    Mille baisers de chair sur votre visage-sarcophage.

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  6. Merci pour vos commentaires!! Je vous aime.

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