25.7.09

Quatre poèmes de Constantin Cavafy

Constantin Cavafy (1863-1933)


LA VILLE


Tu dis : "J'irai vers d'autres pays, vers d'autres rivages. Je finirai bien par trouver une autre ville, meilleure que celle-ci, où chacune de mes tentatives est condamnée d'avance, où mon coeur est enseveli comme un mort. Jusqu'à quand mon esprit restera-t-il dans ce marasme? Où que je me tourne, où que je regarde, je vois ici les ruines de ma vie, cette vie que j'ai gâchée et gaspillée pendant tant d'années."

Tu ne trouveras pas de nouveaux pays, tu ne découvriras pas de nouveaux rivages. La ville te suivra. Tu traîneras dans les mêmes rues, tu vieilliras dans les mêmes quartiers, et tes cheveux blanchiront dans les mêmes maisons. Où que tu ailles, tu débarqueras dans cette même ville. Il n'existe pour toi ni bateau ni route qui puissent te conduire ailleurs. N'espère rien. Tu as gâché ta vie dans le monde entier, tout comme tu l'as gâchée dans ce petit coin de terre.






REVIENS ET PRENDS-MOI


Reviens souvent et prends-moi, sensation bien-aimée, reviens et prends-moi quand la mémoire du corps se réveille, quand un ancien désir passe à travers le sang, quand les lèvres et la peau se souviennent, et que les mains croient toucher de nouveau...

Reviens souvent et prends-moi la nuit, à l'heure où les lèvres et la peau se souviennent.



Constantin Cavafy



UNE NUIT


La chambre était pauvre et vulgaire, cachée au-dessus de la taverne louche. De la fenêtre, on voyait la ruelle étroite et sale. D'en bas montaient les voix de quelques ouvriers qui jouaient aux cartes et se divertissaient.

Et là, sur l'humble lit plébéien, j'ai possédé le corps de l'amour, j'ai possédé les lèvres empourprées et voluptueuses de l'ivresse. Si empourprées, et d'une telle ivresse, que même en ce moment où j'écris, après tant d'années, dans ma maison solitaire, j'en suis de nouveau grisé.





LEUR ORIGINE


Leur plaisir défendu s'est accompli. Ils se sont levé du lit et s'habillent hâtivement sans parler. Ils sortent furtivement de la maison, et, comme ils marchent un peu inquiets dans la rue, ils semblent craindre que quelque chose sur eux ne trahisse à quel genre d'amour ils viennent de se livrer.

Mais combien l'artiste y gagne! Demain, après-demain, ou dans des années, il écrira de puissants poèmes dont l'origine est ici.







L'ÉPIPHANIE


Dans l'air lourd du port (dont la décadence réelle rappelle celle qui déjà était la sienne il y a un siècle, et il y a dix siècles), rien ne bouge à peine, sauf, par moment, la mèche un peu trop voluptueuse d'un garçon attablé devant deux cafés noirs. Il semble attendre quelque chose de cet air distant, sans hâte, des jeunes de vingt-trois ou vingt-quatre ans. Sa peau est trop douce pour ne pas apprécier seules les caresses les plus infâmes.

Dans l'air lourd du port, deux cafés tiédissent sans raison apparente sur la table branlante. Le poète seul se souvient quelle épiphanie s'est produite à un certain moment, dans la ville qui connut et ne connut jamais les délires de Julien l'Apostat (ce dernier, est-il écrit ailleurs, n'a pas compris), lorsque des yeux de vingt-quatre étés ont subitement brillé de désir.



1 commentaire:

Faites comme chez Bast