14.12.08

Respectueusement

(À M.)


Quelqu'un est mort.

Des gens meurent à tous les jours, de tous âges, de toutes conditions, des inconnus et des méconnus, des qu'on ne saura jamais qu'ils sont morts et des profanés dans la mémoire, des regrettés et des qu'on croyait déjà morts, des beaux et des laids. Des comme moi. Des jamais moi.

Mon premier contact avec la mort injustifiée date de mon adolescence. (Toute mort est-elle injuste? Illégitime? Je ne saurais dire. Je ne veux même pas y penser.) Passage obligé. Mais dans les yeux du mort, les yeux clos du mort, j'ai vu l'absence de retour possible en arrière, j'ai compris l'IRRÉVERSIBILITÉ. Ce vertige.

J'ai le vertige. Au propre comme au figuré. Je ne m'en cache pas. Mais ce qui m'effraie le plus, c'est l'impression que ce qui cause cette peur pourrait être source de plaisir. Fascination du vide. Envie de se laisser aller. De sauter.

J'ai vu un visage, puis un autre, et tous ces visages se dissipent, mais comme une plaie se referme : ça laisse une trace. Visible. Une marque. Un témoignage muet. Un discours vide. Bref. Ça ne disparaît jamais vraiment. Ça.

Ça. Cette vie qui soudain n'est plus. Ces quelques saisons qui furent. Belles (même laides).


***


Je ne sais plus. Je ne sais plus si j'ai le droit d'écrire ça. Qui a le droit d'écrire à propos de la mort? La famille? Les amis?... Lesquels?

Quand un accident arrive et qu'un ami (ah, c'est difficile à déterminer à quel degré, à quelle profondeur l'amitié nous avait liés) meure, la pire chose c'est de ne se sentir aucun droit de pleurer cette mort. J'avais écrit quelque chose. Je l'avais discrètement, sans le dire à personne, sans m'en vanter, glissé ce bout de papier aussi mort que l'autre, dans le cercueil... Quelqu'un a vu. Quelqu'un s'en est moqué devant moi sans savoir que c'était de moi. Je ne sais pas pourquoi cette anecdote m'a marqué autant. Je n'en ai pas voulu à la personne. Je m'en suis voulu à moi.

Ça faisait longtemps que je n'avais pas reçu la nouvelle d'un décès, du décès de quelqu'un qui ne m'était pas totalement inconnu. Des gens meurent à tous les jours, de tous âges, de toutes conditions, des inconnus et des méconnus, des qu'on ne saura jamais qu'ils sont morts et des profanés dans la mémoire, des regrettés et des qu'on croyait déjà morts, des beaux et des laids. Des comme moi. Des jamais moi.

Certaines morts nous touchent moins que d'autres. Certains décès sont naturels ou peu étonnants ou n'évoquent en nous rien de plus qu'un "ah ouin" sans conséquence. C'est normal.

Est-ce que le suicide est la question la plus importante pour la philosophie? Camus croyait que oui. Moi je crois surtout que la mort est un scandale. Et qu'on a le droit de ne pas s'y intéresser (pour l'instant) ou de ne pas en parler. Moi, ce scandale me trouble démesurément.

Car ce scandale m'en rappelle un autre : la vie.


***


Quelqu'un est mort. Je ne veux pas en parler. Je parle donc du reste. De tout le reste. Vous ne comprendriez pas pourquoi ce décès me touche autant. C'est pas important. C'est pas grave.

Tous ces mots auront composé, en fait, une forme aliénée de silence autour de ce qui doit rester tu. Dans tous les sens du terme.



Bast
14 décembre 2008.

2 commentaires:

  1. C'est cette situation qui a ta empoisonné, ou je me trompe? Comme la goutte de trop qui fait déborder le vase. Corrige-moi si je me trompe.

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Faites comme chez Bast