22.4.09

Je suis un éthicien japonais


J'ai été malade comme un chien andalou, lately. Du vrai de vrai mal qui t'assomme et t'amenuise, qui te rentre dedans comme un train de banlieue en retard, qui te fait égrainer tes symptômes comme un chapelet satanique interminable.


Question : Dans ces moments-là de grande, de très grande souffrance physique et mentale, que sont les amis devenus?


J'ai la chance d'avoir des amis extraordinaires, des amis extrêmement talentueux, qui m'épatent et me stimulent et m'encouragent et me soutiennent. J'aime à dire que je suis le fan numéro un de mes amis. Ma meilleure amie (qui vit en France désormais) m'a déjà littéralement sauvé la vie. D'autres de mes amis, les plus maternelles, les plus aimants, m'ont consolé, écouté, sauvé du pétrin, et parfois jugé avec sévérité (mais c'est très sain, et j'accepte toujours de reconnaître mes défauts pour grandir moralement). Même les pires conflits finissent par se régler quand l'amitié n'est pas contrecarrée par autre chose.

Soit dit en passant, je constate que dans notre société supposément "individualiste et matérialiste" (quoi? il est de bon ton de vomir sur la société, qui n'est jamais aussi "hot" que ce que l'on voudrait, même si les gens n'ont jamais été aussi reliés les uns aux autres, les barrières sociales aussi abolies, les valeurs matérielles si peu valorisées par rapport à tout ce qui relève de la pop-psycho et du discours moralisateur sur "l'important c'est d'être heureux, pas d'être riche") , nous sommes invités à cultiver les amitiés au détriment du reste. Un ami, ça passe avant tout. Un ami, c'est éternel. Un ami, ça sera toujours là pour toi.

J'en doute...

Je sais que ça paraît mal de critiquer cette idéologie de l'amitié absolue, mais je crois que c'est dangereux et utopique de croire que l'amitié surclasse tout, survit à tout et passe avant tout. Plus particulièrement, c'est la culpabilité qu'engendre cette idéologie qui me choque. Entendez-moi bien : je ne suis pas en train de dire que l'amitié n'est pas importante dans ma vie, ou qu'elle ne devrait pas l'être. Au contraire : je suis un party animal dans mon genre, un social addict, quelqu'un d'hyperconnecté (deux téléphones, un fixe et un portable, avec boîtes vocales, une porte grande ouverte à tout le monde - j'ai très souvent et très agréablement accueilli des amis chez moi, pour une nuit, quelques semaines ou des mois -, et trois adresses courriel, et un compte de clavardage sur lequel je me connecte rarement parce que ça me donne mal au crâne de gérer huit conversations en même temps, et une adresse postale, et un ordinateur portable, bref, je suis là). Mais.

Car il y a un mais.

Visiblement, ce n'est pas assez, semble-t-il, d'être hyperconnecté. Il faut aussi être hyperdisponible. Être hyperactif sur le téléphone. Donner des nouvelles. Demander des nouvelles. Planifier des sorties.

Le problème, c'est que je ne suis pas capable. Je n'aime pas téléphoner aux gens pour rien. Déjà que dans la vie, il y a tellement d'événements heureux et malheureux, de grandes et de petites occasions, sans parler du boulot, du métro et du dodo... "Allô ça va? - Oui toi? - Oui... Qu'est-ce tu fais? - Bah rien... et toi? - Ben j't'appelle! Ahahah! As-tu des nouvelles de..." BORING.

C'est comme parler à un enfant au téléphone : worst moment ever à passer. Comme tout le monde, j'ai foutrement rien à dire à un enfant.

Ce que je veux dire, c'est que je veux que mes amis se sentent à l'aise de cogner chez moi pour venir prendre un café. Pas qu'ils me reprochent de ne pas leur téléphoner assez souvent!!!

Je veux que mes amis se sentent assez à l'aise pour me téléphoner en pleine nuit s'ils ont peur du bone setter ou de leur ex. Je veux que mes amis m'invitent à les accompagner au théâtre, au cinéma, à la buanderie, au dépanneur, à la clinique. Je veux être assez à l'aise avec mes amis pour leur dire que ça ne me tente pas de les voir si j'ai pas la pêche, et que c'est pas grave, on va se reprendre. Des amis, si ça devient harcelant ou manipulateur, j'ai pour mon dire que c'est parce qu'ils ont besoin de tomber en amour ou de commencer une thérapie. Cas extrême, je sais, mais il y en a. Malheureusement.

Je veux pouvoir faire passer certaines choses avant l'amitié. Pas n'importe lesquelles. Ces choses-, dans l'ordre : mon amour, mes crises de désespoir, ma famille, mes valeurs. Mes valeurs??? Oui, mes valeurs : si je juge que mes valeurs les plus profondes sont heurtées par un ami, je me garde la liberté de prendre une saine distance avec cette personne. Désolé, mais c'est comme ça.

Quatre éléments qui dans ma vie viennent AVANT l'amitié. Un. L'Amour : quand je suis en amour, en train de baiser pendant une semaine sans arrêt, en train de m'imaginer avoir rencontré le prince charmant (et y croire dur comme fer), en train de faire des promesses d'amour éternel et de mariage à Las Vegas et de voyage de noce à Ibiza et de nouvelle vie à deux loin de tout à Katmandou, sorry, but the friend you have reached is unavailable, please leave a message after the tone. Je vais redescendre sur terre un moment donné. Je vais vous rappeler. Laissez-moi capoter un peu...

Quatre éléments qui dans ma vie viennent AVANT l'amitié. Deux. Mes crises de désespoir : quand je ne vais pas bien, j'ai pas toujours envie de téléphoner à tout le monde et son cousin pour leur dire. Si vous ne comprenez pas le besoin de rester couché en petite boule dans le noir à pleurer comme une madeleine trempée dans le tilleul, alors je vous plains. - Encore là, laissez-moi capoter, mais pas trop longtemps. Anyway, mes amis les plus intimes le savent et savent comment réagir et le font très bien. Mes vrais amis sont un peu comme moi...

Quatre éléments qui dans ma vie viennent AVANT l'amitié. Trois. Ma famille : étrange pour un gars comme moi qui a tout fait pour donner des cheveux blancs d'inquiétude intense à ses parents, mais avec le temps (et un soupçon de sagesse), je me suis rendu compte à quel point la famiglia, c'est essentiel à ma vie. J'adore mes parents. J'adore mon frère. J'adore ma grand-maman. Et certains cousins et certaines cousines, et deux ou trois tantes, et autant d'oncles. Ça fait très ringard et anti-conformiste (surtout pour un homosexuel, surtout pour un Québécois) de dire ça, mais ma famille (l'opinion de ma mère, de mon père, etc.) passe avant le reste. Ce qui est étrange, c'est que ça m'a pris autant de temps pour m'en apercevoir. Comme quoi il y a un discours farouchement anti-familles qui court-circuite parfois nos sentiments les plus profonds.

Quatre éléments qui dans ma vie viennent AVANT l'amitié. Quatre. Mes valeurs : si mes amis veulent avoir des conversations sur des sujets chauds et potentiellement explosifs (politique, religion, etc.), je suis partant. Je suis parfois de mauvaise foi, cassant, arrogant et over-cultivé. C'est chiant, je sais. Mais j'ai été formé à la philosophie, qui porte aussi le nom de dialectique : la résolution des contraires, le respect de l'échange entre humains rationnels, le Dialogue avec un d majuscule. Or, ce n'est pas parce que j'ai lu deux ou trois livres dans ma vie que je suis plus intelligent (c'est parce que je suis gay ahahahahah!). Non. Mais ce n'est pas parce que quelqu'un quelque part croit telle ou telle niaiserie que je suis obligé de le respecter. Je ne respecte pas le racisme. Je ne respecte pas la misogynie. Je ne respecte pas un tas de positions politiques et d'erreurs de l'esprit, de croyances criminelles et de discours haineux. Désolé, mais mes valeurs passent avant l'amitié. Il y a des limites à la liberté d'expression : ce sont celles que dessine ma propre liberté. Prière de ne pas les dépasser en ma présence, parce que vous allez voir comment l'amitié peut rapidement perdre son intérêt à mes yeux.


Mis à part ces quatre éléments, l'amitié c'est vraiment important pour moi. J'aime mes amis. Je ne suis pas parfait, mais je fais mon possible pour limiter mes fautes à leur endroit. Je ne suis pas blanc comme neige. Au contraire. J'ai eu des "peines d'amitié" plus intenses que n'importe laquelle des peines d'amour. Des ruptures amicales plus difficiles, plus cruelles. J'ai mal agi avec des amis que j'admire et vénère. J'ai été con. Je suis con. Il y a certaines choses pour lesquelles je m'en veux encore...

J'ai besoin d'être connecté, de sentir que j'ai des "alliés", des confidents, des chums de brosse, des connaissances potentiellement amicales, des anciens amis disparus, des amis "belles-mères" (les amis qui chiâlent contre ma nouvelle coupe de cheveux ou contre mes mauvaises habitudes!), des amis facebook et des collègues de travail devenus des amis à l'extérieur. Je sais faire la différence entre un ami et un conseiller spirituel (à savoir : tout ce que mes amis disent à mon égard n'est pas nécessairement vrai ou intéressant ou rationnel ou de bon conseil). Je sais apprécier les défauts de mes amis et ne pas leur reprocher. Ravaler mon sentiment d'injustice quand un ami est visiblement de mauvaise foi. Oublier les vacheries. Renouer le contact.


La semaine dernière, quand j'ai été très, très malade, n'empêche que c'est mon amoureux qui a pris soin de moi. Et ma famille. Pas mes amis. Pas cette fois, en tout cas. - Et je ne leur en fais pas reproche! Je constate seulement que dans l'adversité, l'amitié peut ne pas fonctionner normalement. Peut nous trahir. Peut nous abandonner. Comme n'importe quoi en ce bas monde où nous sommes nés nus, fragiles et vulnérables. Ce monde que nous quitterons nus et seuls - irréversiblement.


En conclusion (si une conclusion peut être tirée de tout ça), je suis bien prêt à reconnaître qu'il y a une éthique de l'amitié : des règles plus ou moins tacites qui font que certaines choses ne se font pas entre amis. - J'ai des amies qui ont accepté d'une tierce amie qu'elle leur vole leur amoureux. D'autres qui n'acceptent même pas de parler de sexualité ensemble. J'ai des amis avec qui je peux me chicaner sans arrêt sans que ça ne change rien au respect que l'on se porte. D'autres qui sont tellement susceptibles que si jamais ils lisent ce billet qui ne vise personne en particulier, ils vont se sentir visés quand même (et m'en vouloir à mort). J'ai des amis qui peuvent se sentir assez à l'aise avec moi pour m'embrasser sur la bouche. D'autres qui, malgré leur amitié sincère, seraient incommodés que je les touche sur l'épaule. J'ai des amis qui sont complètement fous, hystériques, névrosés, drogués jusqu'au trognon, alcooliques, voleurs, menteurs et fauteurs de troubles (et je les aime quand même). D'autres qui sont tellement équilibrés qu'ils me redressent sans cesse en souriant, sans jamais se fatiguer. Tous mes amis ont leur échelle de valeur, leurs croyances, leurs désirs et leurs faiblesses, toutes choses qui leur sont propre, qui les constituent et les rendent uniques.


Mais je suis un éthicien japonais : mon éthique est aussi étrange et irrationnelle que n'importe laquelle, aussi exotique et subjective et incompréhensible que la vôtre. Je suis votre ami, même si vous ne le comprenez pas toujours. Je suis votre ami, même si vous avez l'impression que je parle japonais, tellement ça ne veut rien dire pour vous parfois ce que je dis, ce que je choisis, ce que je fais... Je suis votre ami. Mais seulement un ami.



5 commentaires:

  1. Jici Lord-Gauthier22 avril 2009 à 20:18

    Excellent article, cousin. J'aime imaginer une débat entre Socrate et mon cousin arguant tous deux sur ce qu'est l'amitié.
    Ta conclusion est intéressante. Tu pourrais aussi dire que tu es un Ouvrier Plutonien, sinon le Président de l'Antarctique.
    Merci le cousin pour ces quelques minutes bien dépensés.

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  2. "D'autres qui sont tellement susceptibles que si jamais ils lisent ce billet qui ne vise personne en particulier, ils vont se sentir visés quand même (et m'en vouloir à mort)"

    Bon, je ne t'en voudrai pas à mort, mais je me suis quand même un peu visé. Surtout après avoir publier un billet intitulé "Que sont mes amis devenus" sur mon blogue et que dans ton billet tu fais référence à Rutebeuf... Mais comme je n'ai pas nécessairement "besoin de tomber en amour ou de commencer une thérapie", je me dis que je ne dois pas être si "harcelant ou manipulateur" que ça.

    Sérieusement, très bon billet. J'ai hâte que tu aille mieux et qu'on puisse se revoir.

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  3. Wahou! C'était du texte, ça!
    Je l'avais passé, faut croire... tu m'en veux pas, j'espère ? ;-)

    Je l'ai bien aimé parcontre. J'aime ta façon de penser pour ça et je dois dire que ça s'applique aussi dans mon cas.

    Aussi, quand tu dis «(...) je veux que mes amis se sentent à l'aise de cogner chez moi pour venir prendre un café. Pas qu'ils me reprochent de ne pas leur téléphoner assez souvent» Eh bien c'est comme ça que je vois mes amis. Je serai là pour eux, mais je ne suis pas un gros jaseux de téléphone en partant! :-)

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  4. @ Chuck : Merci! :) Oui, je sais, c'était vachement long comme billet... mais je suis content que ça t'ait plu! Il y aurait tant et tant d'autres choses à écrire sur le sujet!

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  5. Ca, c'est clair. Je ne suis pas tellement du genre a me lancer dans des grands débats, mais comme je te disais, j'aime vraiment la facon dont tu as décrit tout ca.

    Quand j'ai écris un billet semblable, j'ai préféré faire ca court sinon je me serait probablement égaré en route... :-)

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