9.2.09

Triolisme à la poupée



(Ce qui suit sera mon espèce de "Spécial St-Valentin", genre...)



Dans un billet précédent, j'ai parlé de Gracq (oui, celui que cite Foglia pour faire intello). Gracq fait partie d'un certain nombre d'auteurs que je place au-dessus ou à côté de tous les autres, parce qu'ils révolutionnent la littérature en gardant une écriture classique (comme Yourcenar). Mais il fait aussi partie, dans mon esprit de ces auteurs qui, comme Borges, comme Kafka, comme Broch ou comme Camus, ne mettent que très peu en scène la sexualité. Ce n'est pas qu'elle n'est pas du tout présente chez eux. Mais elle n'est pas, ou pas souvent, ou peut-être seulement pour les psychanalystes, à fleur de mots. Pourtant, c'est dans l'absence ou le silence, dans le non-dit ou l'inédit que se trouvent parfois les plus belles pages amoureuses. C'est le cas pour Gracq.


Vieux monsieur vétuste et vénérable, mort l'année dernière dans son extrême vieillesse, célibataire. Il a même vécu avec sa soeur pendant de longues années, comme un curé de village avec sa bonne... Mais, hey, oh, vous n'y êtes pas du tout : Gracq est tout sauf ennuyant. Il a même connu l'amour au début des années cinquante. Elle s'appelait Nora. Et c'était une sociologue surréaliste (ça ne s'invente pas...), ex-conjointe du grand artiste Hans Bellmer.


On ne lui connaît plus d'autres flammes, ensuite. Il s'est tapi, tari... Son amour et sa sexualité : que dalle. N'en parle plus. C'est, disons-le, un homme d'une autre époque. Aujourd'hui, il est de bon ton de parler de cul à 70 ans. Pour le plus grand malheur de certains (oui, Foglia aussi, entre autres...), dont moi.


Mais. Mais. Jeune, Gracq a aussi écrit : Prose pour l'étrangère. Miam.


"Ta vie quand tu n'es plus là vient battre autour de moi avec la traîtrise des flots sans lune, comme autour de la coque hasardée un océan plein de pièges et de surprises. Tu m'as mis au péril de la mer. Sur la haute vague phosphorescente qui vient battre aux falaises des rues à l'heure où la ville s'allume, ton parfum traîne comme les plis d'un pavillon lourd, comme l'odeur d'algue et de musc des mers dangereuses. Tu changes les signes. Tu es lisse et vierge comme une grève offerte que le flot a visitée la nuit. Ta pureté est sans nom. Je t'aime comme ces statues sacrées qu'ont mitraillées les tempêtes de sable. Tu ne m'es jamais revenue que baignée dans la mer." (Julien Gracq, Prose pour l'étrangère, Éd. de la Pléiade, page 1037)




Hans Bellmer et Nora Mitrani, selon la légende, passaient leur temps à faire trois activités : baiser, photographier des poupées surréalistes, et inventer des anagrammes. Hum. Pourquoi pas. Bref. Malheureusement, ils se sont quittés, et Nora a rencontré Julien Gracq. S'ennuyait-elle des poupées biscornues? Quand Nora est morte en 1961, comment Gracq a-t-il compensé cette perte tragique? J'ai des images démentielles de poupées à la Bellmer, chorégraphiées comme des putes difformes et démantibulées, dansant dans la tête de Gracq...


"Le monde est autour de nous comme une ruche de mauvaise mémoire, comme la foule abjecte aux portes de l'église qui houspille la fiancée du neuvième mois. Ton nom n'a pas cours. Tu désoles les familles. Tu ne romps pas le pain de la considération honorable. Chacun de tes désirs a eu un nom, et tu peux les nommer tous, et j'ai appris de toi ce que c'est que nommer un vivant, parce qu'il n'y a pas un nom qui à passer ta bouche ne se sente encore traversé de sa joie. Ton visage rafraîchit les rues de l'insolence du devoir exaucé. Tu fascines ingénument, et je ne t'ai connue que tout près de mon coeur, parce qu'il n'y a pas un geste de toi qui ne fasse songer que tu peux être nue. Je reste avec toi. Je reposerai sur ton bon coeur. Les yeux fermés, je témoignerai scandaleusement pour la joie qui ne parle pas. Dans la solitude fervente de minuit, je prononce comme une action de grâces ton nom, qui ferme les portes." (Julien Gracq, Prose pour l'étrangère, Éd. de la Pléiade, page 1038)

Je ferme les yeux. Je pense à toi. Je pense à toi qui bande. Je fais varier à l'infini l'ensemble des paramètres de ton sexe. Je ferme les yeux plus fort. Je regarde le sang faire les cents pas sous mes paupières. Je te désire comme l'océan désire la lune.

Ce soir, c'est la pleine lune. Je fermerai les yeux en pensant à toi, qui que tu sois. "Étranger... qui passait." Étranger à moi-même : toi, l'autre, et une poupée désarticulée à quatre jambes, flottant au-dessus de nous comme une lune de théâtre cheap. Je te désire. Et me retire comme la marée.

Briser les murs de l'hiver pour maximiser nos orgasmes de canicule ou de pôle inversé. Se caresser à l'envers. Jouir au début et ne plus jamais arrêter de s'aimer. S'aimer? Je ne sais pas vraiment de quoi je parle, je craque, je me sens, hélas, un peu trop comme Gracq :

"Quand le plaisir qui te presse et qui t'entrouvre fait gicler jusqu'à tes yeux nus, comme le jus d'une grenade fraîche, la sève acide de ta jeunesse mordante, et que l'eau crue de ta bouche de source vient raviver mes yeux cuisants, il me semble que ton printemps amer qui me dessaisonne et qui m'oublie me gifle au visage, et que je pâlis brusquement comme un homme qui entend sonner l'heure et comprend qu'il s'est éveillé trop tard - la fièvre me prend tout à coup de te rejoindre par-delà tant de portes lourdes que tu n'as pas ouvertes, tant de soleils qui n'ont pas mordu ta chair. Je voudrais te hâter vers mon été cuisant - je voudrais te forcer à ma saison torride - je voudrais que ton flanc saigne et que ton plaisir te crucifie - je voudrais crocher de mes dents ta chair qui m'échappe, blettir ton coeur intact, plomber ta tête aveugle - sentir ton corps lesté du mien s'abîmer plus lourd dans le puits des années, et dans mon sang gonflé qui bat contre le tien, dans la nuit de nos corps mêlés, un peu de ma mort envenimer la tienne." (Julien Gracq, Prose pour l'étrangère, Éd. de la Pléiade, page 1039)


(Hans Bellmer, Nora Mitrani et leur Poupée.)

5 commentaires:

  1. Ton Saint-Valentin Countdown est pas mal plus investi que le mien... On est loin de mes petites anecdotes. Ok. Je suis officiellement complexé.

    C'est une belle découverte pour moi Gracq.

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  2. Ok, je capote ben raide là-dessus. Merci pour la découverte ! C'est vibrant!

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  3. Sur la dernière photographie, il ne s'agit pas de Nora Mitrani mais de Unica Zürn, la compagne de Bellmer.

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  4. Magnifique photographie ! Bravo à toi !

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  5. Merci pour ce partage jolie photographie de unica zurn comme l'indique au dessus

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