18.2.09
Veilles-tu, Simone? Veilles!
Aujourd'hui, à l'émission de Christiane Charette, une entrevue avec la nièce de Simone Weil cette philosophe dont j'ai parlé dans un billet précédent (Une vocation à l'anéantissement).
C'était une entrevue fascinante, ne serait-ce qu'à cause de cette voix, un peu traînante, un peu snob, la voix de cette héritière du fardeau d'une filiation terrible (être la fille d'un mathématicien de génie qui fuit en Amérique avec sa famille pour éviter l'extermination, André Weil, et la nièce d'une "sainte", d'une philosophe aux idées subtiles et aux actions d'éclat, qui meure à 34 ans de malnutrition et de tuberculose en pleine guerre, à Londres, en Résistance et en rupture avec De Gaulle). Une voix qui prétendait se revendiquer de l'humour alors qu'elle n'a rien exprimé d'un tant soit peu léger ou drôle... sauf une fois, et ça mérite d'être souligné : quand elle dit que toute jeune, elle cherchait en vain dans sa cervelle "des pensées dignes de cette géniale tante". Le ton était plaisant, et l'anecdote, plutôt cocasse.
Ce qui m'a intéressé dans cette entrevue, c'est surtout le regard que porte la famille sur un de ses membres lorsqu'il devient célèbre. Cette notoriété déracine littéralement l'individu : la famille au premier chef se voit soudainement abandonnée par l'être qu'elle a pourtant porté en son sein, et peut ainsi très mal réagir, ou le récupérer à son propre profit -- comme il arrive d'ailleurs trop souvent dans l'histoire de la philosophie et de la littérature... Qu'on pense à Nietzsche, récupéré par sa soeur (entre autres) à des fins de propagande nazie, ou à Rimbaud, dont la mère et la soeur ont agi comme des aimants afin de retenir dans leur giron leur trop sulfureux Arthur.
Dernièrement encore, la fille d'André Gide éditait un court récit de son homosexuel de père, Le Ramier, un fond de tiroir où le vieux Gide raconte en clair-obscur une nuit de plaisirs avec un jeune de 15 ans, Ferdinand, surnommé le Ramier, "car l'amour le faisait roucouler". Catherine Gide, ça m'avait frappé alors, et je n'étais pas le seul, tentait de sublimer, de minimiser la sexualité de son célèbre père, d'en faire une posture esthétique... Et il y a encore Maria Kodama, la veuve de Jorge Luis Borges (un de mes quelques écrivains vraiment préférés), qui a eu des démêlés avec la justice en bloquant la réédition dans la Pléiade des Oeuvres complètes, en français, de Borges, et en faisant condamner pour diffamation le blogueur et auteur Pierre Assouline qui avait osé la critiquer dans sa démarche bassement, bêtement, mercantile.
Kundera (parmi d'autres) a eu des mots très durs envers ces "testaments trahis", envers ces héritiers qui se proclament les seuls véritables exégètes ou propriétaires des oeuvres, envers ces veuves et ces mamans éplorés qui, à défaut de "castrer" ou de détruire dans l'oeuf un talent un peu déviant ou exceptionnel, tentent d'en effacer les aspérités posthumes...
Pour en revenir à Sylvie Weil, celle-ci semble avoir souffert de différentes façons du prestige de sa tante. De l'éclat intellectuel aveuglant qui la rejette, elle si normale, dans l'ombre, jusqu'à la vénération de ses grands-parents pour leur fille-météore, en passant par le décès prématuré de la grande Simone qui plonge tout le monde dans le désarroi. Durant l'entrevue, elle affirme en particulier : "Une famille où un jeune meure est une famille brisée; une famille ne s'en remet jamais vraiment." Ce que je tente de montrer, c'est un certain "clash" dans l'appréciation des événements, entre les lecteurs ou les admirateurs qui "entrent en phase" avec la personne exceptionnelle (on admire le courage, la détermination, l'intelligence, le mysticisme, voire le martyre de Simone Weil), et la réaction des proches, qui sont perturbés et déstabilisés, et parfois même révoltés, par ce qui est chez elle "anormal", hors-norme. Car ultimement, la famille se sent menacée en tant qu'organisme : perte d'intimité, d'identité personnelle, de réputation, etc.
La peur de la différence radicale au sein même de la famille peut créer des déchirures atroces. On interne, on rejette, on réforme, on réhabilite, on pervertit, on retranche, on tente de ramener dans le droit chemin, on enferme, on isole, on dénonce, on martyrise, on persécute, on trahit à tour de bras. Depuis les lettres de cachet du 17e siècle, étudiés par Michel Foucault, un ensemble de réactions viscérales (carcérales, cérébrales, structurales, procédurales...) se met en branle en Occident pour ramener le membre "dérangeant" dans l'orbite familiale... Quitte à le briser. Ou à l'éradiquer.
Simone Weil a eu le destin de ceux qui font fi des obligations "familiales", au profit de la Civilisation elle-même. Elle a fracassé les fragiles ornières du quotidien. Et si en tant que lecteur je la vénère, sa nièce m'a aujourd'hui fait réfléchir sur l'impact réel que peut avoir une telle personnalité sur son entourage. Même si, au final, je tranche en faveur du "monstre", contre ses héritiers...
PS : J'aurais tant de choses encore à dire sur Simone Weil, sur tout ça... Je n'ai pas l'impression d'avoir écrit quelque chose de très accessible... Ni même de très adéquat. Mais il faut laisser les mots à leur vide ontologique : qu'ils fassent leur chemin, leur travail de mémoire, quitte à y revenir plus tard. Quitte à laisser l'essentiel se dire, se lire, dans l'indicible. Dans la marge.
À Rome, dans l'Antiquité la plus reculée, le peuple avait instauré la république en chassant les rois étrangers qui le gouvernaient en tyrans. Mais n'avait pas aboli le poste, en tant que tel : le Rex sacrorum ("roi des choses sacrées") demeura la figure la plus haute de la prêtrise officielle. Sans pouvoir politique et sans charge militaire, c'était un officiant chargé d'un certain nombre de rites. Entre autre, une fois par années, des prêtresses venaient l'admonester en pleine nuit, en disant : "Veille-toi, Roi? Veille!"Une façon de préserver, au moins symboliquement, un gardien spirituel sur la Cité...
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Ton texte nous fait prendre concience du fait que notre mode de vie a des répercussions sur celle de notre entourage. Je ne sais pas à quel point le rôle de la famille est important dans la vie de quelqu'un. Mes parents sont importants pour moi, mais il m'ont souvent orientée vers des choix qui n'était pas les miens. Pour ce qui est de mon impact sur les membres de ma famille, sur mes amis, que je devienne célèbre (j'y compte bien) ou non, je ne crois pas être en mesure de pouvoir un jour l'évaluer.
RépondreSupprimerMerci toutefois de m'avoir permis de faire ce constat.