9.3.09

Suite à Éloge des minorités

Je n'aime pas l'idée de LA femme, éternelle et essentielle. Ça n'existe pas dans notre réalité. "On ne naît pas femme, on le devient." N'est-ce pas?

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Car il faut distinguer le niveau de réalité (l'expression est de Boris Cyrulnik) sur lequel on se place. Degré zéro : biologique, à étudier comme on étudie les papillons ou les roches. Vrai : il y a deux sexes biologiques, mais c'est peu dire. Très peu.

Niveau culturel : être "femme" n'a pas la même signification à chaque âge de la vie, dans chaque partie du monde, dans chaque culture et dans chaque classe sociale.

Point de vue universel, juridique : tout individu est une personne morale née égale en droits et en libertés aux autres personnes.

Etc.

Il n'y a pas de point de vue privilégié, de niveau "meilleur" que l'autre : ça dépend de ce que l'on étudie, de ce dont on parle. Si je parle de la situation des prostituées mineures dans un pays du Tiers monde ou de l'excision du clitoris en Afrique animiste, il serait injuste que je ne tienne compte que de la "féminité" occidentale comme barème des féminitudes en général. Il serait étroit et peu intéressant de dire : il faut que toute les femmes au monde soient comme les femmes que je connais au Québec en 2009. Ça sonne bizarre, disons...

Et quand on se place au niveau démographique, ce n'est pas la même problématique en Chine et en Suède. Et si on prend le point de vue de la présence politique des femmes dans le parlementarisme canadien, je n'ai pas besoin de remonter aux origines de l'humanité (point de vue paléoanthropologique) pour parler de "plafond de verre".

Si je milite pour l'équité salariale dans la fonction publique ou dans les universités ou dans les médias, je fais acte de féminisme. Mais ça n'implique pas un système dogmatique de valeurs partagé par l'ensemble des militantes et militants féministes à propos de l'équité salariale ET à propos du port du voile islamique dans les lieux publics au Québec, par exemple. Ça implique seulement que la situation inique (les salaires plus bas pour les femmes, à compétence égale) a été critiquée en fonction d'une rationalité féministe et combattue en conséquence. Si je décide de suivre aveuglément certain(e)s leaders féministes sur une multitude de questions différentes, libre à moi. Mais ce n'est pas du tout ce que je privilégie, personnellement, car je n'aime pas beaucoup l'esprit de chapelle, les partis politiques et les idéologies qui bâillonnent toute forme de critique interne.

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Le patriarcat est un système idéologique qui bénéficie à des hommes. Lesquels? Quand? Selon quelles modalités?

Le patriarcat est un terme très vaste, trop vaste pour être scientifiquement efficace : il faut le remplir, il faut débusquer son incarnation réelle, il faut démasquer ses critères et ses visages, ses stratégies et ses limites. Quand on critique le patriarcat sans donner de références réelles, on risque de parler dans le vide... de tomber dans l'amalgame et la généralisation hâtive. Il n'existe pas, d'un point de vue ontologique, quelque chose comme le Patriarcat éternel (tout à fait comme il n'existe pas de Femme éternelle ni d'Homme éternel). Ça prend de la viande sur les mots pour qu'on puisse s'en sustenter.

Cette "viande" ontologique, c'est dans les différences réelles qu'il faut la chercher : d'où mon hypothèse des minorités qui permet d'identifier des individus réels, des problèmes réels, des combats réels. Sinon, on tombe dans le discours bien-pensant, dans les voeux pieux, dans les abstractions universalistes.

Et je crois qu'il faut respecter les différences. Respecter les différences, ce n'est pas de marginaliser, ni de ghettoïser. Respecter les différences, c'est dire : okay, il y a tant de femmes qui ont des enfants, tant de femmes noires, tant de femmes homosexuelles, tant de femmes ingénieurs, tant de femmes qui souffrent de maladie mentale, etc., et toutes ces différences sont ÉGALES (en droit), mais n'impliquent pas les mêmes réalités, les mêmes asservissements causés par le patriarcat québécois, etc.

Partant de cette hypothèse, prendre conscience de cet éclatement nous rend plus sensible au fait qu'il n'y a pas NOUS (une majorité homogène) et les AUTRES (les marginaux traditionnels) : on abolit une norme. Car cette norme est un obstacle à l'égalité.

Cette norme est transmise par les instances traditionnelles, par atavisme ou par mimétisme. Comme une évidence.

Cette norme de LA femme (une certaine femme, la superwomen ou la victimiste ou la blanche hétérosexuelle), qui permet par exemple aux féministes états-uniennes de condamner les prostituées (ces victimes sans défense qui n'ont jamais droit de dire qu'elles se prostituent volontairement), les actrices porno (ces victimes sans défense et aliénées), les mères de famille qui restent à la maison pour élever leurs enfants (ces victimes sans défense d'un mari nécessairement dominateur), les femmes qui aiment la sodomie (okay, j'exagère) et tutti quanti (cf. A. Dworkin). Quand on maintient la norme instituée d'une majorité de femmes face aux autres, on perd le véritable grain de la photo, du portrait de groupe. On juge sans savoir, sans écouter, sans respecter. Par a priori.

Je ne fais que critiquer, comme Élisabeth Badinter, une certaine dérive du féminisme. Il y en a d'autres. Et l'ennemi n'en demeure pas moins le patriarcat tel qu'il peut s'étudier dans différentes situations, en tant qu'il promeut la domination d'une minorité d'hommes sur le reste de la population, en particulier leurs "femelles".

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Or, dans mon texte, je mettais en parallèle cette idée de "minorités" (visibles ou invisibles, démographiques ou culturelles, biologiques ou économiques, etc.) avec celle de majorité. La majorité non pas comme norme du plus grand nombre, mais comme idéal individuel, philosophique. La majorité au sens des Lumières, celle qui a permis, selon Kant, à une minorité éclairée de faire la Révolution française pour le bénéfice de la société au complet (malgré toutes les critiques de la Révolution, ou plutôt de la Terreur, qu'émet Kant).

Le féminisme aujourd'hui, ce n'est plus de dire des fadaises comme : "Brûlons tous les soutiens-gorges", comme si c'était là le symbole, la pire horreur commise par le patriarcat. C'est affirmer : les différents enjeux qui touchent les femmes (ou plus précisément toutes les féminitudes) nécessitent de se pencher sur des problèmes réels, concrets, particuliers, multiples, divers, fonctionnels, institutionnels, quotidiens, interrelationnels, etc. Et de le faire de manière éclairée, c'est-à-dire : rationnelle, en "adulte" (au sens philosophique).

L'enjeu de la libération des femmes est de pouvoir revendiquer toutes ces différences, d'être aidé, soutenu et respecté dans ces différences. Face à une norme universaliste qui cache en fait une tentative d'asservissement à un modèle unique.

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La discussion continue...

3 commentaires:

  1. Bonjour,

    Je pense que le féminisme a perdu un peu de sa vigueur au cours des dernières années, puisque les droits des femmes se sont améliorés en Occident : les femmes ont acquis le droit de vote, de divorcer, d'être lesbiennes, d'avorter, d'utiliser la contraception, etc. Mais ce n'est pas partout comme ça sur la planète. Et avec la montée du christianisme fondamentaliste protestant, je pense que les femmes risquent de perdre des droits au cours des années à venir.

    Je pense que les féministes d'aujourd'hui critiquent beaucoup le « gender » (différence homme/femme) qui est construit selon elles et non pas naturel. Le but étant de montrer que les deux sexes sont égaux naturellement. Je trouve ça intéressant comme postulat.

    Ceci dit, je suis tombé hier sur votre blogue. Je l'aime bien. Je trouve qu'il y a de jolies réflexions et plusieurs citations d'écrivains divers. Par contre, on ne sait presque rien sur vous (l'auteur du blogue). Ma question serait : pourquoi tenez-vous un blogue ? Est-ce une sorte de thérapie personnelle ? Pour le plaisir ?

    Maphto

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  2. Merci Maphto pour ce chouette commentaire! La question des "genres" sexuels m'obsède. Je la trouve tellement normative, tellement réductrice et pétrie de stéréotypes... Enfin bref. Ma perspective du féminisme (qui est presque de l'anarcha-féminisme) ne saurait représenter qu'une extension de tous les questionnements qui ne se fondent, en fait, que dans mon rapport à l'homosexualité, comme une amie me le faisait remarquer...

    Quant au sens à donner à mon blogue, je réalise que le temps passe, que les billets se succèdent mais ne se ressemblent pas, et qu'il est difficile de fouiller sans tout lire. Je vais "taguer" tout ça... Mais pour répondre rapidement à votre aimable question, j'écris ce blogue pour partager mon amour de la poésie, mon dandysme insupportable, mes fantasmes (pas juste sexuels), mais à la base, le but était de me dédoubler pour me libérer de moi-même : d'où le titre... et c'est pourquoi je ne parle que de façon parcimonieuse de moi-même.

    Au plaisir de vous revoir ici!!! :)

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  3. Vous vous rappelez ? Vous étiez venu laisser deux petits commentaires très intéressants sur mon blogue. Depuis, je passe parfois par ici.

    Une contribution intéressante au féminisme est celle d'Annie Leclerc, qu'en toute honnêteté, je ne connais que par le truchement de l'essai que Nancy Huston lui a consacré (Passions d'Annie Leclerc). N'empêche : quel personnage intéressant, que cette auteure qui pose un regard critique sur un féminisme qui revendique pour les femmes la position masculine, dans une société patriarcale fondée sur la puissance et l'écrasement des faibles ! Elle s'est brouillée avec le Castor, parce qu'elle a voulu redorer le blason des activités traditionnellement féminines. Or, on sait que pour Beauvoir, une femme enceinte est une femme captive de la nature, comme une plante ou un animal, et qu'elle risque même de faire peur aux enfants, en tant que symbole de la liberté brimée. Sachant que Beauvoir était l'enfant chérie de son père en raison de ses capacités intellectuelles, on comprend que ce n'est pas en la mère qu'elle percevait un modèle.

    Visser des boulons sur une chaîne de montage, est-ce vraiment plus valorisant que de cuisiner un repas pour sa famille ? Les tâches domestiques sont essentielles ! Quel homme d'affaires prospère, quel grand intellectuel, quel premier ministre peut occuper son office sans manger ? Ne veut-il pas vivre dans un minimum d'hygiène ? Les tâches domestiques, élever une famille, c'est la base de la survivance (de soi et de l'espèce). Leclerc a poussé l'audace jusqu'à rappeler que beaucoup de femmes éprouvaient du plaisir à élever des enfants et s'accomplissaient dans les tâches ménagères. Cela prenait du culot, dans le contexte.

    Jamais, pourtant, elle n'a parlé de confiner les femmes à ce rôle traditionnel : c'est une prise de position en faveur d'une humanité plus humaine et solidaire, en opposition aux valeurs compétitives du «monde des hommes».

    Sur ce, je me dépêche de retourner travailler, question d'être disponible pour ma marmaille ce soir.

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