7.3.09

L'homosexualité reste à inventer


(Dialogue sur fond de musique un peu triste et de toiles surréalistes avec mon maître, Michel Foucault.)




Bast : Michel, aidez-moi... Je ne me comprends plus... Suis-je homosexuel? Quel est le sens à donner à cette partie de ma vie que je n'ai pas choisie? Suis-je condamné à souffrir? Pour le bouddhisme, c'est le désir qui est source de souffrance...

Foucault : Une chose dont il faut se défier, c'est la tendance à ramener la question de l'homosexualité au problème du "Qui suis-je? Quel est le secret de mon désir?" Peut-être vaudrait-il mieux se demander : "Quelles relations peuvent être, à travers l'homosexualité, établies, inventées, multipliées, modulées?" Le problème n'est pas de découvrir en soi la vérité de son sexe, mais c'est plutôt d'user désormais de sa sexualité pour arriver à des multiplicités de relations. Et c'est sans doute là la vraie raison pour laquelle l'homosexualité n'est pas une forme de désir mais quelque chose de désirable. Nous avons à nous acharner à devenir homosexuels et non pas à nous obstiner à reconnaître que nous le sommes. Ce vers quoi vont les développements du problème de l'homosexualité, c'est le problème de l'amitié.

Bast : Des amis j'en ai, et je les aime aussi! Mais ce n'est pas pareil... Je veux dire, oui Rumi et Shams, oui Montaigne et la Boétie, oui c'est possible que l'amitié touche à l'amour. Et la tension sexuelle entre amis existe aussi. Mais... Mais! J'aimerais comprendre... Suis-je aliéné par les stratégies d'un système conservateur qui m'empêche de penser autrement que selon des schèmes préétablis, rassurants pour le biopouvoir? Et vous, Michel, avec Daniel Defert, ce n'était qu'une "amitié particulière"? Qu'une "modulation" relationnelle?

Foucault : Aussi loin que je me souvienne, avoir envie de garçons, c'était avoir envie de relations avec des garçons. Ça a été pour moi toujours quelque chose d'important. Non pas forcément sous la forme du couple, mais comme une question d'existence : comment est-il possible pour des hommes d'être ensemble? de vivre ensemble, de partager leur temps, leur repas, leur chambre, leurs loisirs, leurs chagrins, leur savoir, leurs confidences? Qu'est-ce que c'est que ça, être entre hommes, "à nu" hors de relations institutionnelles, de famille, de profession, de camaraderie obligée? C'est un désir, une inquiétude, un désir-inquiétude qui existe chez beaucoup de gens.

Bast : Mais moi, c'est PRÉCISÉMENT de ça dont j'ai envie! Et pour moi, c'est ça l'amour! Je désire partager cette inquiétude, ce désir-inquiétude avec une personne en particulier, alors c'est l'amour, non? Vous serez, maître, d'accord avec moi que c'est bien joli d'avoir du sexe plus "facilement" que disons au Moyen Âge, entre garçons, mais comment est-ce que je peux vouloir partager la vie de quelqu'un sans que les émotions m'emportent et me noient? Deux individus adultes de même sexe, qui ressentent ce désir-inquiétude (ou sollicitude), peuvent-ils espérer composer une relation satisfaisante malgré la pression sociale?

Foucault : Ils ont à inventer de A à Z une relation encore sans forme, et qui est l'amitié : c'est-à-dire la somme de toutes les choses à travers lesquelles, l'un à l'autre, on peut se faire plaisir.

Bast : L'amour serait seulement un besoin que je ressens par analogie, par un espèce de conditionnement social, culturel?

Foucault : C'est l'une des concessions que l'on fait aux autres que de ne présenter l'homosexualité que sous la forme d'un plaisir immédiat, de deux jeunes garçons se rencontrant dans la rue, se séduisant d'un regard, se mettant la main aux fesses et s'envoyant en l'air dans le quart d'heure. On a là une espèce d'image proprette de l'homosexualité, qui perd toute virtualité d'inquiétude pour deux raisons : elle répond à un canon rassurant de la beauté, et elle annule tout ce qu'il peut y avoir d'inquiétant dans l'affection, la tendresse, l'amitié, la fidélité, la camaraderie, le compagnonnage, auxquels une société un peu ratissée ne peut pas donner de place sans craindre que ne se forment des alliances, que se nouent des lignes de force imprévues. Je pense que c'est cela qui rend "troublante" l'homosexualité : le mode de vie homosexuel beaucoup plus que l'acte sexuel lui-même. Imaginer un acte sexuel qui n'est pas conforme à la loi ou à la nature, ce n'est pas ça qui inquiète les gens. Mais que des individus commencent à s'aimer, voilà le problème.

Bast : Le problème? S'aimer serait ce qui dérange et m'oblige à correspondre toujours davantage à un idéal hétérocentriste?

Foucault : L'institution est prise à contre-pied ; des intensités affectives la traversent, à la fois elles la font tenir et la perturbent : regardez l'armée, l'amour entre hommes y est sans cesse appelé et honni. Les codes institutionnels ne peuvent valider ces relations aux intensités multiples, aux couleurs variables, aux mouvements imperceptibles, aux formes qui changent. Ces relations qui font court-circuit et qui introduisent l'amour là où il devrait y avoir la loi, la règle ou l'habitude.

Bast : Je comprends. Dans un sens, la libération des homosexuels (hommes et femmes, et autres) n'a fait que déplacer le problème. Amener l'institution à légaliser de telles possibilités affectives est une manière de désamorcer le danger... Une façon de ramener à quelque chose de "propret", à une image de pur hédonisme, ou a contrario, à quelque chose de bien étiquetté, de bien visible et de rassurant, les intensités qui échappaient au contrôle de certaines structures normatives. Mais que faire, alors?

Foucault : À nous d'avancer dans une "ascèse" homosexuelle qui nous ferait travailler sur nous-mêmes et inventer, je ne dis pas découvrir, une manière d'être encore improbable.
Ce à quoi nous devons travailler, me semble-t-il, ce n'est pas tellement de libérer nos désirs, mais de nous rendre nous-mêmes infiniment plus susceptibles de plaisirs. Il faut échapper aux deux formules toutes faites de la pure rencontre sexuelle et de la fusion amoureuses des identités.

Bast : Ce n'est pas un peu utopiste? On ne peut pas, tout simplement, évacuer la promiscuité sexuelle, ni le concept d'amour, qui est, dans mon cas, le but même de mon homosexualité en tant que désir des garçons, désir d'être avec un garçon.

Foucault : Comment arriver, à travers les pratiques sexuelles, à un système relationnel? Est-ce qu'il est possible de créer un mode de vie homosexuel? Cette notion de mode de vie me paraît importante. Est-ce qu'il n'y aurait pas à introduire une diversication autre que celle qui est due aux classes sociales, aux différences de profession, aux niveaux culturels, une diversication qui serait aussi une forme de relation, et qui serait le "mode de vie"? Un mode de vie peut se partager entre des individus d'âge, de statut, d'activité sociale différents. Il peut donner lieu à des relations intenses qui ne ressemblent à aucune de celles qui sont institutionnalisées et il me semble qu'un mode de vie peut donner lieu à une culture, et à une éthique. Être gay, c'est, je crois, non pas s'identifier aux traits psychologiques et aux masques visibles de l'homosexuel, mais chercher à définir et à développer un mode de vie.

Bast : Mais pourquoi est-ce que ce serait le lot des gays de faire ces expérimentations éthiques et culturels? Pourquoi est-ce que ce n'est pas l'ensemble de la société humaine qui ne pourrait du coup faire un travail de réflexion sur le sens à donner à la famille, à la sexualité, à la conjugalité, aux relations amicales aux intensités variables?

Foucault : L'homosexualité est une occasion historique de rouvrir les virtualités relationnelles et affectives, non pas tellement par les qualités intrinsèques de l'homosexuel, mais parce que la position de celui-ci "en biais", en quelque sorte, les lignes diagonales qu'il peut tracer dans le tissu social permettent de faire apparaître ces virtualités.

Bast : Donc, maître, vous ne me direz pas comment faire, quoi faire pour sortir de mon sentiment de détresse actuel? Il n'y a pas de recette, de "programme foucaldien", c'est ça?

Foucault : Mais l'idée d'un programme et de propositions est dangereuse! Dès qu'un programme se présente, il fait loi, c'est une interdiction d'inventer. Il devrait y avoir une inventivité propre à une situation comme la nôtre et à cette envie que les Américains appellent coming out, c'est-à-dire se manifester. Le programme doit être vide. Il faut creuser pour montrer comment les choses ont été historiquement contingentes, pour telle ou telle raison intelligible mais non nécessaire. Il faut faire apparaître l'intelligible sur le fond de vacuité et nier une nécessité, et penser que ce qui existe est loin de remplir tous les espaces possibles. Faire un vrai défi incontournable de la question : à quoi peut-on jouer, et comment inventer le jeu?





(Toutes les paroles ici attribuées à Michel Foucault figurent telles quelles dans l'édition Quarto des Dits et écrits II, "De l'amitié comme mode de vie", pages 982 à 986)

5 commentaires:

  1. Désir-inquiétude, ce terme est frappant.
    Il est difficile de concevoir qu'il faille adopter un attitude différente face à l'homosexualité.
    De façon surprenante, on en est aujourd'hui venu à adopter la négation de la différence pour favoriser l'intégration des minorités.

    "Voyons! ce n'est pas parce que Thierry est gay qu'il ne sera pas en couple, qu'il ne se mariera pas, qu'il n'aura pas d'enfant."

    Thierry peut être comme tout le monde. Il peut s'intégrer au modèle social proposé. Donc, il n'est pas dysfonctionnel.

    C'est une acceptation qui est fausse et qui entraîne bien souvent nombre d'homosexuels à vivre des conflits intérieurs indéfinissables, comme si ils avaient le sentiment de ne pas s'appartenir.

    Peut-être alors faudrait-il en effet, découvrir quel peut être le mode des vie des homosexuels. Quelle lien unit un garçon à un autre garçon, une fille à une autre fille.

    Ses liens peuvent-ils être différenciés de ceux qui unissent les couples hétérosexuels entre eux.

    En prenant bien garde à ne pas nier les différences, on pourrait parvenir à découvrir les fondamentaux de nos amours homosexuelles.

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  2. Je ne crois pas que ce soit différent pour les hétérosexuels... Qu'est-ce qui fait qu'une homme veut s'unir à une femme, vous me direz que c'est partout. Oui. C'est un modèle puissant auquel les individus se conforment. Mais la menace est tout aussi grande. Peu importe le panier dans lequel on veut nous mettre, ou n'importe quelle banière que l'on brandit, l'action de réellement être avec quelqu'un est compromettante, chancelante, mais éclatante. Nous n'avons pas de modèles pour l'amour homosexuel et c'est tant mieux... aimons..

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  3. En passant, ce billet m'est cher.
    Merci.

    Brume

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  4. Jai tendance a croire que nous nous imposont le desir d'avoir un model tel les models heterosexuel. Pourtant, meme ceux-ci proviennent plutot de pression social ou tradition. chaques civilisation on leur propre vision de l'amour et des diverse relation interpersonnelle. Pourquoi ne pas juste croire en la pureter du sentiment lui meme. En la force dun sentiment grandissant et evoluant avec le temps.

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  5. Je découvre Michel Foucault et je suis assez frappé par la pertinence de son analyse de l'homosexualité, Merci Bast pour le post :)

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